Maurice JOYEUX

[Lehning]

AVANT-PROPOS

Octobre 1966. XVIII° arrondissement de Paris. Métro Jules Joffrin.
Remontant la grouillante et commerçante rue Ramey, nous empruntons à mi-chemin sur la gauche un petit passage du même nom. L'étroitesse du lieu associé à un éclairage blafard donne au passage une impression de coupe-gorge. Au fond de celui-ci, une grande porte de garage ouverte s'offre à nous. Deux ou trois personnes discutent sur le pas de la porte nous laissant supposer que c'est bien à cet endroit là que nous avons rendez-vous avec le Groupe libertaire Louise Michel. En réalité, nous venons pour la première fois aux cours donnés par ce groupe qu'annonce le journal de la Fédération anarchiste à chacune de ses parutions. La porte franchie de ce qui pourrait s'appeler l'entrée de l'immeuble, un petit couloir distribue l'accès des différentes caves où les habitants du quartier entreposent leurs encombrants. La porte du local de ce groupe que je découvre pour la première fois est entr'ouverte...

Photos: Jules Joffrin ; rue Ramey ; passage Ramey:

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Photo: Louise Michel:

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Tant bien que mal, sur des bancs ou des chaises récupérées ici ou là, de nombreux auditeurs s'entassent dans ce local exigu. Les poteaux qui soutiennent la verrière servant de toit ainsi que les murs sont tapissés d'innombrables affiches anars défraîchies ou récentes: galas du groupe, appels à la lutte, annonces de meeting... A moins d'un mètre au-dessus de nos têtes des fils suspendus traversent la pièce de part en part, attendant sans doute quelque prochain tirage sérigraphique. Une table barre le mur du fond derrière laquelle trois personnes attendent que l'auditoire soit prêt. Enfin, derrière ces trois personnages, des rayonnages couvrent le mur où s'entassent dans ce que l'on ne peut pas appeler "la plus haute expression de l'ordre": ronéotype, ramettes de papier, rangées de livres, bacs à fiches, paquets de colle à papier, agrafeuse...

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Trois personnages sont assis derrière cette table. Deux jeunes, à l'allure étudiante, et le troisième nettement plus âgé qui ne peut être à mes yeux que le conférencier annoncé dans le journal: Maurice Joyeux. Bien qu'assis, l'homme semble de courte taille. Il possède des cheveux gris peu enclins à se laisser peigner facilement. Son visage pâle et ridé accuse la vie tumultueuse et difficile que l'homme avait dû endurer et certainement de nombreuses nuits de veille. Vêtu d'un pull au col roulé quelque peu défraîchi, il tire inlassablement sur une pipe noircie par des années de service. Appuyé à fond sur le dos de la chaise, les épaules rentrantes prêtes à livrer un prochain combat, face à son public il semble paisible. Mais le calme n'est qu'apparent. Les années futures de fréquentation du personnage m'apprendront que derrière cette attitude se cachait un homme actif, particulièrement nerveux, à l'image de son regard vif.

Photo: Maurice Joyeux:

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L'auditoire est à son comble ou, plus exactement, la salle est au maximum de sa capacité d'absorption. Ne pouvant pas rentrer, certains restent debout dans l'entrebâillement de la porte. Puis, l'heure venue, l'un des trois personnages attablés prononce quelques mots d'usage pour présenter le cycle des cours du Groupe Louise Michel avant de passer la parole au conférencier du soir. Maurice Joyeux parle sans hâte, avec la clarté, l'aisance et la verve qui caractérise les tribuns. Le calme apparent qui régnait quelques instants auparavant avant l'ouverture des travaux se brise rapidement pour ne laisser apparaître qu'un homme passionné par son sujet qu'il domine parfaitement bien.
Dans une étrange et magique communion le public écoute en silence le conférencier. L'exposé dure plus d'une heure avant que Maurice ne s'arrête pour laisser aux auditeurs le soin d'intervenir. Il répond à tout et à tous laissant parler son cœur, son intelligence avec calme, avec passion. Quelquefois, se déchaînant contre les contradicteurs dont les propos lui semblent provocateurs ou contraires aux principes qui caractérisent ses idéaux de justice, de liberté et de fraternité. La réunion terminée, nous nous égaillons satisfaits et comblés par les propos positifs et combatifs de Maurice qui fourniront à nous, jeunes auditeurs, les éléments indispensables de construction de notre pensée libertaire.

Photo: Maurice Joyeux:

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Oui, ces cours du Groupe libertaire Louise Michel verront passer de nombreux auditeurs qui, pour un certain nombre, formeront une bonne partie des militants de la Fédération anarchiste de la région parisienne et qui, eux-mêmes, viendront plus tard dispenser ces formations faisant le renom du groupe organisateur. Parmi ces conférenciers, pour ne citer que quelques-uns parmi les plus connus, il y eut les militants: Maurice Laisant, Maurice Fayolle, les frères Lapeyre, l'historien Jean Maitron, les écrivains: Jean-Pierre Chabrol, Michel Ragon... Ces cours furent l'émanation de la volonté de Maurice Joyeux qui, en digne continuateur de la pensée de Fernand Pelloutier, entendait former les militants à une forte culture révolutionnaire.

Photos: Maurice Laisant ; les frères Lapeyre:

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Photos: Jean Maitron ; Jean-Pierre Chabrol ; Michel Ragon:

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Photos: Maurice Joyeux ; Fernand Pelloutier:

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Comment, en quelques mots, peut-on définir l'homme qui nous offrit son amitié et avec lequel nous militerons jusqu'à ce qu'il nous quitte ? Un être sensible et fraternel, avec ses faiblesses, ses qualités, ses colères, une mémoire et une intelligence hors pair. En bref un homme droit, un vrai, fait de chair et d'esprit. Au risque d'utiliser une définition tautologique, il fut un anarchiste empreint d'une profonde culture humaniste.

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L'HOMME

Premières années.

"Je suis né un 26 janvier 1910 (à Levallois-Perret) le jour où la crue de la Seine atteignit sa cote la plus haute et où les flots sales noyèrent cette Maison commune d'où vingt ans plus tard à la tête des chômeurs je partirai pour envahir le consulat polonais."

Photo: Crue de la Seine à Passy en 1910:

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Breton par son père et Lorrain par sa mère, l'enfant -âgé de quatre ans- ne connut pas son géniteur tué en octobre 1914 lors de l'avance rapide de la soldatesque allemande. Toutefois, malgré les aléas de sa vie tumultueuse, Maurice ne cessera de conserver le contact, fort utile, auprès de sa mère Rosine qu'il définira comme "une petite femme vive, pleine d'initiatives qui avait la main leste et la répartie facile." Ces années de guerre se passent en pension de famille, chez sa tante dans l'Ain en région du Bugey. Années de joies, d'insouciance et de bonheur pour l'enfant qu'il est.

Photo: Maurice:

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Cette guerre finissant, sa mère, accompagnée de son second mari Fred Liron, le ramène à Levallois-Perret où il continue à vivre une jeunesse et une pré-adolescence ordinaire. Quand la famille choisit d'habiter à Blonville (Calvados), Maurice a douze ans et demi et un certificat d'études primaire obtenu de justesse. Ses parents achètent un café qui deviendra hôtel, et décident de le faire entrer dans la vie active comme apprenti serrurier. Les quelques moments de loisir dont il dispose alors ne servent pas à aider sa mère et son beau-père mais à s'installer, en cachette, dans le grenier pour lire tous les ouvrages qui s'y trouvent stockés.

Photos: Blonville ; Maurice:

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Sa première expérience professionnelle est délicate: "J'aimais bien le père Lamare qui n'avait à mes yeux qu'un défaut: il commandait et moi je n'aimais pas ça" Ce premier contact salarié ne dure qu'un an.
Quatorze ans déjà et d'autres expériences professionnelles, rapidement menées, suivent: maçon, forgeron, serrurier... Maurice n'aime guère l'autorité et, dans les ateliers, celle-ci prend vite la forme, à l'égard des apprentis, de quelques claques et coups de pied mal placés. Et ce qui devait arriver arrive. L'apprenti ne se laisse pas faire, rendant coup pour coup. Ce faisant, il aura très rapidement l'occasion de rencontrer les hommes en robe noire. Nous sommes, rappelons-le, en 1924...

Photo: Maurice:

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Dans ce monde du travail normand, fermé et étroit, il ne reste plus pour ses parents que la solution de le changer de région. Fred Liron lui propose alors une vie d'aventure: devenir marin... Aussitôt contact est pris. L'engagement de cinq ans signé, voilà notre petit homme parti à Brest pour entrer à l'Ecole des mousses de la Marine nationale. Ses rêves d'îles merveilleuses, de récits de corsaires, très rapidement, se transforment en un refus de continuer plus longtemps ce premier séjour à l'armée. La visite médicale est décisive. La recrue triche sur sa vue en louchant et en refusant de lire les lettres affichées. L'expérience aura duré huit jours et, en sortant, Maurice flirte à nouveau avec la liberté.

Photos: Ecole des mousses de la Marine nationale ; Maurice:

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Fermement décidé à ne pas retourner dans sa famille, il prend le train pour Paris, baluchon sur l'épaule et petit pécule fourni par la Marine en poche. Il rend visite à un ancien ami de Liron qui lui fournit une lettre de recommandation auprès du directeur d'une raffinerie. Il part donc pour Rouen, cette ville industrielle au ciel noir et humide "pot de chambre de la Normandie". Embauché, il reste trois années à travailler et à se former aux mystères de la géométrie appliquée et, bien sûr, le soir à continuer de dévorer livre sur livre qu'il se procure auprès des bouquinistes de la ville.

Photos: Rouen en 1924:

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La première grève à laquelle il participe décide de son sort à Rouen. Il est licencié et il repart de nouveau à Paris. Maurice a dix-sept ans.
Nous sommes en 1927. Après ses heures de travail il commence à fréquenter la maison des syndicats de Levallois, les réunions au Club du Faubourg qui lui permettent, nous dira-t-il, "de se décrasser intellectuellement et à entrer dans le monde vivant qui agitait le pays."
Mais le déclic politique qui décidera pour toujours de sa vie militante ce sont les réunions animées par Louis Lecoin, responsable du Comité Sacco et Vanzetti, réunions qui lui donnent l'occasion de se procurer le Libertaire "chaque fois que l'occasion se [présente], plus parce que je me sentais concerné par ce socialisme libertaire que l'anarchie proposait comme période de transition que pour le plaisir que me procurait sa lecture."

Photos: Maurice ; la maison des syndicats de Levallois ; Louis Lecoin:

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Photos: Sacco et Vanzetti ; le Libertaire:

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Sur le conseil d'un camarade, Maurice qui a dix-neuf ans décide de devancer l'appel. Direction le 135° régiment du train au Maroc où Lyautey vient de terminer la pacification. Après les classes, l'affectation à l'atelier de réparations tombe... La vie y est paisible jusqu'au jour où, lors d'une douche, l'excès de zèle d'un sous-officier crée l'incident.
Bagarre avec un brigadier qui empêche le soldat Joyeux de tirer tranquillement ses dix-huit mois de service... Premier contact avec la prison, fidèle copie de celles décrites dans les romans de Darien...
Tribunal militaire... Deux ans d'enfermement au bagne de Kenitra...
Quatre années passent avant que Maurice soit démobilisé et qu'il retrouve une vie de civil.

Photos: Maurice ; 135° régiment du train ; Lyautey:

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Photos: Darien ; bagne de Kénitra:

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Retour dans le giron familial à Blonville... Mais Fredo est décédé. Même si leurs relations ne furent pas toujours idylliques, Maurice gardera toujours quelque estime pour son beau-père malgré ses "idées mal digérées glanées à la SFIO, à la Libre Pensée, à la Ligue des Droits de l'Homme, dans les loges maçonniques." Rosine, sa mère, gère l'Hôtel du Casino avec un nouveau personnage qui ne plaît pas du tout à Maurice.
Après quelques semaines d'un repos bien mérité, requinqué, "muni d'un trousseau respectable et d'un viatique substantiel" offert par sa mère, il reprend le train pour Paris persuadé qu'avec son métier la grande ville l'attend impatiemment.

Photos: Blonville ; Maurice ; l'Hôtel du Casino: