Errico MALATESTA: Ecrits Choisis

[Lehning]

Pour supprimer cette oppression radicalement et sans risque de retour, il faut que le peuple tout entier soit convaincu de son droit à user des moyens de production, et que ce droit primordial qui est le sien, il le traduise en actes en expropriant ceux qui détiennent le sol et toutes les richesses sociales et en mettant le tout à la disposition de tous.

[Lehning]

Mais peut-on dès aujourd'hui procéder à cette expropriation ? Peut-on dès maintenant passer directement, sans étapes intermédiaires, de l'enfer dans lequel est aujourd'hui le prolétariat au paradis de la propriété en commun ?

[Lehning]

Les faits démontrent assez ce que les travailleurs sont aujourd'hui capables de faire.

[Lehning]

Notre tâche est de préparer le peuple, moralement et matériellement, à cette expropriation nécessaire. De la tenter, encore et encore, chaque fois qu'une secousse révolutionnaire nous en donne l'occasion, jusqu'au triomphe définitif. Mais comment pouvons-nous préparer le peuple ? Comment préparer les conditions qui rendront possible non seulement le fait matériel de l'expropriation mais aussi l'utilisation à l'avantage de tous de la richesse commune ?

[Lehning]

La seule propagande, parlée ou écrite, est impuissante à gagner à nos idées toute la grande masse du peuple, nous venons de le dire. Il y faut une éducation pratique qui est, tour à tour, la cause et l'effet d'une transformation graduelle du milieu. Il faut qu'au fur et à mesure que se développe chez eux le sentiment de révolte contre les souffrances injustes et inutiles dont ils sont victimes et le désir d'améliorer leur condition, les travailleurs, unis et solidaires les uns des autres, luttent pour obtenir ce qu'ils désirent.

[Lehning]

Et nous, en tant qu'anarchistes et en tant que travailleurs, nous devons les pousser et les encourager à lutter et lutter avec eux.

[Lehning]

Mais ces améliorations sont-elles possibles en régime capitaliste ? Sont-elles utiles, du point de vue de la future émancipation totale des travailleurs ?

[Lehning]

Encore une fois, est-il possible, dans l'état actuel des choses, que les travailleurs parviennent à améliorer leur condition ?

[Lehning]

Cela dépend du concours d'une infinité de circonstances.

[Lehning]

Quoi qu'en disent certains, il n'existe pas de loi naturelle (loi des salaires) qui déterminerait la part du produit de son travail qui revient au travailleur. Si on veut formuler une loi, elle ne pourrait être que celle-ci: normalement, le salaire ne peut pas descendre au-dessous de cette part qui est nécessaire au maintien de la vie ; pas plus qu'il ne peut normalement s'élever jusqu'à ne laisser aucun profit au patron.

[Lehning]

Il est clair que, dans le premier cas, les ouvriers mourraient et ne toucheraient donc plus de salaire ; et que, dans le second cas, les patrons cesseraient de faire travailler et ne paieraient donc plus de salaire. Mais, entre ces deux extrêmes impossibles, il y a une infinité de degrés qui vont des conditions de misère de nombre de travailleurs agricoles jusqu'à celles, presque décentes, des ouvriers des grandes villes qui ont de bons métiers.

[Lehning]

Le salaire, la durée de la journée de travail et toutes les autres conditions de travail sont le résultat de la lutte entre patrons et ouvriers. Les patrons cherchent à donner le moins possible aux ouvriers et à les faire travailler jusqu'à épuisement complet. Les ouvriers cherchent, ou devraient chercher, à travailler le moins possible et à gagner le plus possible. Quand les travailleurs se contentent de n'importe quoi ou quand, tout en n'étant pas contents, ils ne savent pas opposer de résistance valable aux patrons, ils sont rapidement réduits à des conditions de vie animales. Quand, au contraire, ils se font une idée quelque peu élevée de la façon dont devraient vivre des êtres humains ; quand ils savent s'unir et, refusant de travailler et menaçant implicitement ou explicitement de se révolter, ils savent imposer le respect aux patrons, alors ils sont traités de façon relativement supportable. De sorte que l'on peut dire que, dans certaines limites, le salaire est celui que l'ouvrier exige (l'ouvrier en tant que classe, s'entend, et non pas en tant qu'individu).

[Lehning]

C'est donc en luttant, en résistant aux patrons que les travailleurs peuvent empêcher, jusqu'à un certain point, que leur condition ne s'aggrave, et qu'ils peuvent même obtenir de réelles améliorations. C'est là une vérité que l'histoire du mouvement ouvrier a démontrée.

[Lehning]

Cependant, il ne faut pas exagérer la portée de cette lutte menée entre ouvriers et patrons sur le terrain exclusivement économique. Les patrons peuvent céder et cèdent souvent devant les exigences des ouvriers énergiquement exprimées, tant qu'il ne s'agit pas de prétentions trop énormes.
Mais si les ouvriers se mettaient à vouloir (et il est urgent qu'ils s'y mettent) être traités de façon telle que le patron n'y trouverait plus de profit et qu'il y aurait ainsi expropriation indirecte, il est bien certain que les patrons feraient appel au gouvernement et chercheraient par la violence à contraindre les ouvriers à rester à leur place d'esclaves salariés.

[Lehning]

De plus, bien avant que les ouvriers ne puissent exiger de recevoir comme rémunération de leur travail l'équivalent de tout ce qu'ils ont produit, la seule lutte économique devient impuissante à poursuivre l'amélioration des conditions des travailleurs.

[Lehning]

Les ouvriers produisent tout, et sans eux il n'est pas possible de vivre. Il semblerait donc qu'ils pourraient imposer tout ce qu'ils veulent en refusant de travailler. Mais l'union de tous les travailleurs, ne serait-ce que d'un seul métier ou d'un seul pays, est difficile à obtenir. Et à l'union des ouvriers s'oppose l'union des patrons. Les ouvriers gagnent leur vie au jour le jour. S'ils ne travaillent pas, ils ne tardent pas à manquer de pain, alors que les patrons disposent, avec l'argent, de tous les produits accumulés et qu'ils peuvent donc tranquillement attendre que la faim ramène leurs salariés sous leur coupe.
L'invention ou l'introduction de nouvelles machines rend inutile le travail d'un grand nombre d'ouvriers et augmente la grande armée des sans-travail que la faim contraint à se vendre à n'importe quelles conditions. L'immigration ne tarde pas à apporter, dans les pays où les ouvriers ont réussi à vivre mieux, des foules de travailleurs faméliques qui, bon gré mal gré, permettent aux patrons de baisser les salaires. Tous ces faits qui découlent nécessairement du système capitaliste réussissent à contrebalancer les progrès de la conscience et de la solidarité ouvrières. Ils vont souvent plus vite que les progrès en question et les arrêtent et les détruisent. Et, en tout cas, il y a toujours ce fait primordial: en système capitaliste, chaque capitaliste organise la production à son profit individuel et non pas pour satisfaire les besoins des travailleurs de la meilleure façon possible, comme ce serait naturel. D'où le désordre, le gaspillage de forces humaines, la rareté voulue des produits, les travaux inutiles et préjudiciables, le chômage, les terres incultes, l'emploi limité des machines, etc., autant de maux qui ne peuvent être évités que si l'on enlève aux capitalistes la possession des moyens de travail et par là-même la direction de la production.

[Lehning]

Les ouvriers qui veulent s'émanciper ou même seulement améliorer sérieusement leur condition se trouvent rapidement dans la nécessité de se défendre contre le gouvernement, et d'attaquer le gouvernement qui, en légitimant le droit de propriété et en le défendant par la force brutale, constitue une barrière au progrès, barrière qu'il faut abattre par la force si on ne veut pas rester perpétuellement dans l'état actuel des choses ou en connaître d'autres pires encore.

[Lehning]

Il faut passer de la lutte économique à la lutte politique, c'est-à-dire à la lutte contre le gouvernement. Et au lieu d'opposer aux millions des capitalistes les quelques centimes réunis à grand peine par les ouvriers, il faut opposer aux fusils et aux canons qui défendent la propriété les moyens les meilleurs que le peuple pourra trouver pour vaincre la force par la force.

[Lehning]

IV - LA LUTTE POLITIQUE

Par lutte politique, nous entendons la lutte contre le gouvernement. Le gouvernement est l'ensemble des individus qui détiennent le pouvoir de faire la loi et de l'imposer aux gouvernés, c'est-à-dire aux gens, quelle que soit la façon dont ce pouvoir a été acquis.

[Lehning]

Il est la conséquence de l'esprit de domination et de la violence avec laquelle quelques hommes se sont imposés aux autres. Le gouvernement crée le privilège et est créé en même temps par le privilège dont il est le défenseur naturel.