Errico MALATESTA: Ecrits Choisis

[Lehning]

Supposons ce qui sera le point de départ de notre activité créatrice et qui devra se produire tôt ou tard: la chute de la monarchie. L'armée a fraternisé avec le peuple ou elle a cessé partout toute résistance. La police s'est cachée. Les autorités, y compris le roi, ont pris la fuite ou ont, d'une façon ou d'une autre, abdiqué tout pouvoir.

[Lehning]

Ce n'est pas le lieu de discuter ici sur la façon dont le mouvement peut commencer et se développer: par une attaque directe contre les forces armées de l'Etat, ou par la prise de possession des usines, etc., par les travailleurs, ce qui repousserait le conflit violent.

[Lehning]

Le gouvernement est tombé. Que faire ?

[Lehning]

La méthode des anarchistes serait la suivante: une fois les autorités monarchiques vaincues, les corps de police détruits, l'armée dissoute, nous ne reconnaîtrons aucun gouvernement nouveau et encore moins s'il s'agissait d'un gouvernement central ayant la prétention de diriger et de contrôler le mouvement. Nous pousserions les travailleurs à prendre totalement possession de la terre, des usines, des chemins de fer, des bateaux, bref de tous les moyens de production. Nous les pousserions à organiser immédiatement la nouvelle production en abandonnant pour toujours les travaux inutiles et nocifs et provisoirement ceux de luxe, et en concentrant la majeure partie des forces à produire les biens alimentaires et autres biens de première nécessité. Nous pousserions les travailleurs à réunir et à économiser tous les produits existants, et à organiser la consommation locale et l'échange entre localités voisines et éloignées, conformément aux exigences de la justice et aux nécessités et possibilités du moment. Nous veillerions à ce que les maisons vides ou peu habitées soient occupées, afin que tous aient un toit et que chacun ait un logement, selon les locaux disponibles par rapport à la population. Nous nous empresserions de détruire les banques, les titres de propriété, et tout ce qui représente et garantit la puissance de l'Etat et le privilège capitaliste. Et nous chercherions à créer une situation de fait qui puisse rendre impossible la reconstruction de la société bourgeoise.

[Lehning]

Tout cela et tout ce qui serait également réalisé pour satisfaire les besoins des gens et pour assurer le développement de la révolution, ce serait l'œuvre de volontaires, de comités de toute sorte, de congrès locaux, inter-communaux, régionaux, nationaux, qui se chargeraient de coordonner la vie sociale en prenant les accords nécessaires ; mais sans avoir le moindre droit ni les moyens d'imposer leur volonté par la force et en ne comptant, pour trouver un appui, que sur les services qu'ils rendraient et sur les nécessités imposées par la situation et reconnues comme telles par les intéressés.

[Lehning]

Surtout, pas de gendarmes, quel que soit le nom qu'ils prendraient.
Mais des milices volontaires qui n'aient aucune possibilité d'ingérence en tant que milices dans la vie de l'ensemble des citoyens et qui ne seraient là que pour faire front aux possibles retours armés de la réaction et aux attaques qui viendraient de pays étrangers qui n'auraient pas encore fait leur révolution.

Umanità Nova, 7 avril 1922

[Lehning]

Ce qui est le plus efficace pour l'émancipation populaire, c'est la victoire de l'insurrection, parce qu'alors, ayant secoué le joug, le peuple devient libre de se donner les institutions qu'il croit être les meilleures et que le fossé entre les lois, toujours en retard, et le degré de civilisation auquel la masse de la population est arrivée, est franchi d'un seul coup. L'insurrection détermine la révolution, c'est-à-dire le passage à l'acte, rapidement, des forces latentes accumulées pendant l'évolution précédente.

[Lehning]

Tout dépend de ce que le peuple est capable de vouloir.

Inconscient des causes véritables de ses maux, le peuple a toujours voulu trop peu dans les insurrections passées... et il a obtenu trop peu.

Que voudra-t-il dans la prochaine insurrection ?

Cela dépend en partie de notre propagande et de l'énergie que nous saurons déployer.

Le Programme Anarchiste, Bologne, 1920

[Lehning]

L'EXPROPRIATION

Pour supprimer cette oppression radicalement et sans risque de retour, il faut que le peuple tout entier soit convaincu de son droit à user des moyens de production et que ce droit primordial qui est le sien, il le traduise en acte en expropriant ceux qui détiennent le sol et toutes les richesses sociales et en mettant le tout à la disposition de tous.

Le Programme Anarchiste, Bologne, 1920

[Lehning]

Au cours d'une réunion à Teramo, le secrétaire de la Chambre confédérale, le président de la Coopérative socialiste et les députés socialistes Leopardi et Agostinoni ont dit aux paysans: Tenez-vous prêts ; quand vos chefs vous diront de faire grève, abandonnez les champs. Si au contraire ils vous disent de moissonner ce qui vous revient, obéissez et laissez perdre l'autre moitié.

Photo: Agostinoni:

[Lehning]

Voilà bien les conseils de réformistes bon teint: quand la récolte est perdue, on a beau jeu, après, de dire aux gens qu'on ne peut pas faire la révolution sous peine de mourir de faim.

[Lehning]

Mais quand donc ces mauvais bergers se décideront-ils à dire aux paysans: Rentrez toute la récolte et ne donnez rien aux patrons ?

Et, après avoir rentré la récolte, préparez le terrain et semez pour l'année suivante avec l'idée bien arrêtée que les patrons ne doivent plus rien avoir.

Umanità Nova, 19 juin 1920

[Lehning]

Si l'on veut réellement changer le fond même du régime -et non pas seulement sa forme extérieure- il faudra abattre le capitalisme dans les faits, en expropriant ceux qui détiennent la richesse sociale et en organisant immédiatement la nouvelle vie sociale, localement, sans passer par un seul intermédiaire légal. Ce qui veut dire que pour faire la "république sociale", il faut d'abord faire... l'Anarchie.

Umanità Nova, 1er avril 1920

[Lehning]

L'un des points fondamentaux de l'anarchisme, c'est l'abolition du monopole de la terre, des matières premières et des instruments de travail.
C'est donc l'abolition de l'exploitation du travail d'autrui par ceux qui détiennent les moyens de production. Du point de vue anarchiste et socialiste, est un vol toute appropriation du travail d'autrui et tout ce qui permet de vivre sans apporter à la société sa contribution à la production.

[Lehning]

Par la violence et par la fraude, les propriétaires, les capitalistes, ont volé au peuple la terre et tous les moyens de production et, depuis ce premier vol, ils enlèvent tous les jours aux travailleurs le produit de leur travail. Ce sont des voleurs qui ont eu de la chance: ils sont devenus forts, ils ont édicté des lois pour légitimer leur situation et ils ont élaboré tout un système de répression pour se défendre contre les revendications des travailleurs et aussi contre ceux qui veulent prendre leur place pour faire ce qu'ils ont fait. Maintenant le vol de ces messieurs s'appelle propriété, commerce, industrie, etc. En revanche, le terme de voleur est réservé, dans le langage courant, à ceux qui voudraient suivre l'exemple des capitalistes mais qui, étant arrivés trop tard et dans des circonstances qui n'étaient pas favorables, ne peuvent le faire qu'en se révoltant contre la loi.

[Lehning]

Mais le fait qu'on emploie couramment deux termes différents ne suffit pas à effacer l'identité morale et sociale des deux situations. Le capitaliste est un voleur qui a réussi par lui-même ou grâce à ses ancêtres. Le voleur aspire à être capitaliste et il n'attend qu'une chose: le devenir réellement pour vivre sans travailler du produit de son vol, c'est-à-dire du travail d'autrui.

[Lehning]

Nous qui sommes ennemis des capitalistes, nous ne pouvons pas avoir de sympathie pour le voleur qui n'aspire qu'à devenir capitaliste. Nous qui sommes partisans de l'expropriation faite par le peuple au profit de tous, nous ne pouvons rien avoir de commun, en tant qu'anarchistes, avec une opération qui ne consiste qu'à faire passer la richesse des mains d'un propriétaire aux mains d'un autre propriétaire.

[Lehning]

Je parle, bien sûr, du voleur professionnel qui ne veut pas travailler et qui cherche à pouvoir vivre en parasite du travail d'autrui. Le cas est tout à fait différent s'il s'agit de quelqu'un à qui la société refuse les moyens de travailler et qui vole pour ne pas mourir de faim. Dans ce cas, le vol (si on peut appeler cela un vol) est une révolte contre l'injustice sociale et peut devenir le plus sacré des droits et même le plus impérieux des devoirs. Mais la presse capitaliste évite de parler de ces cas-là parce qu'elle devrait faire simultanément le procès de l'ordre social qu'elle a pour mission de défendre.

[Lehning]

Le voleur professionnel est, lui aussi sans aucun doute, victime des conditions actuelles de la société. L'exemple qui lui vient d'en haut, la formation qu'il a reçue, les conditions répugnantes dans lesquelles il est trop souvent obligé de travailler, tout cela explique trop bien comment, placés devant l'alternative: être exploités ou être exploiteurs, des hommes qui ne sont pas moralement supérieurs aux autres hommes qu'ils côtoient, choisissent d'être exploiteurs et cherchent à le devenir par tous les moyens dont ils sont capables. Mais les capitalistes aussi peuvent bénéficier de ces circonstances atténuantes, ce qui ne fait que mieux prouver encore l'identité profonde entre les deux professions.

[Lehning]

Les idées anarchistes qui ne peuvent pas pousser les gens à devenir capitalistes ne peuvent pas davantage les pousser à devenir voleurs. Bien au contraire: en donnant à ceux qui ne sont pas contents un idéal de vie supérieur et l'espérance de s'émanciper collectivement, ils les éloignent dans toute la mesure du possible, vu les conditions actuelles, de toutes ces actions légales ou illégales qui ne sont qu'une manière de s'intégrer au système capitaliste qu'elles tendent à perpétuer.