Errico MALATESTA: Ecrits Choisis

[Lehning]

Après ce qui s'est passé et se passe encore en Russie, il semble impossible qu'il y ait encore des gens pour croire que la différence entre les socialistes et les anarchistes consiste seulement à vouloir faire la révolution lentement ou rapidement.

Umanità Nova, 3 septembre 1921

[Lehning]

Le parti socialiste-démocrate est né en Italie précisément à la suite de nos erreurs et de la décadence de l'esprit révolutionnaire du peuple. Et il tombera ou sera réduit à un parti de simples politicards le jour où, instruits par l'expérience de nos insuccès passés, nous pourrons développer notre activité au sein des masses et le jour où l'esprit révolutionnaire endormi se réveillera dans le peuple italien.

[Lehning]

Du reste, les socialistes-démocrates auraient tort de se flatter de ces "confessions d'un anarchiste" parce que nos erreurs, communes à toutes vieilles écoles révolutionnaires, nous les devons pour une bonne part aux théories marxistes dont nous, anarchistes, avons tous été pendant un temps des partisans plus logiques, sinon plus orthodoxes, que ceux qui s'avouaient marxistes, voire que Marx lui-même peut-être. Et c'est à mesure que nous nous sommes libérés des erreurs du marxisme que nous nous sommes débarrassés des erreurs que nous avions faites.

L'Agitazione, 23 septembre 1897

Photo: Marx:

[Lehning]

Depuis 1871, date à laquelle nous avons commencé notre propagande en Italie, nous avons toujours été et on nous a toujours appelés socialistes-anarchistes. Dans le langage courant, il nous est arrivé de nous appeler tout simplement anarchistes parce qu'il était sous-entendu que les anarchistes étaient socialistes. De même que, jadis, quand nous, anarchistes, nous étions les seuls socialistes en Italie, il nous arrivait très fréquemment de nous appeler tout simplement socialistes (et à l'époque, tout le monde le comprenait ainsi en Italie). Nous avons toujours été d'avis que socialisme et anarchie sont deux mots qui ont, au fond, le même sens, parce que, pour nous, l'émancipation économique (abolition de la propriété) n'est pas possible sans l'émancipation politique (abolition du gouvernement) et réciproquement.

Interview publiée dans L'Avanti !, 3 octobre 1897

[Lehning]

Les socialistes-démocrates partent du principe que l'Etat, le Gouvernement, est simplement l'organe politique de la classe dominante. Dans une société capitaliste -disent-ils- l'Etat sert nécessairement les intérêts des capitalistes et leur garantit le droit d'exploiter les travailleurs. Alors que dans une société socialiste où la propriété individuelle serait abolie et où la destruction du privilège économique aurait fait disparaître toutes les différences de classe, l'Etat représenterait alors tous les citoyens et il deviendrait l'organe impartial des intérêts sociaux de tous les membres de la société.

[Lehning]

Mais il se présente alors inévitablement une difficulté. S'il est vrai que le Gouvernement est nécessairement et toujours l'instrument de ceux qui possèdent les instruments de production, par quel miracle un gouvernement socialiste né en plein régime capitaliste dans le but d'abolir le capital pourrait-il atteindre ce but ? Est-ce que ce sera, comme le voulaient Marx et Blanqui, par le moyen d'une dictature imposée révolutionnairement, par un acte de force qui décrète et impose révolutionnairement la confiscation des propriétés privées en faveur de l'Etat en tant que représentant des intérêts collectifs ? Ou est-ce que ce sera, comme le veulent apparemment tous les marxistes et la plupart des blanquistes modernes, par le moyen d'une majorité socialiste envoyée au Parlement par le suffrage universel ?

Photos: Marx ; Blanqui:

[Lehning]

Procèdera-t-on d'un coup à l'expropriation de la classe dominante par la classe économiquement asservie, ou procèdera-t-on graduellement en obligeant les propriétaires et les capitalistes à se laisser priver peu à peu de tous leurs privilèges ?

[Lehning]

Tout cela semble étrangement en contradiction avec la théorie du "matérialisme historique" qui est un dogme fondamental pour les marxistes.

L'Agitazione, 15 mai 1897

[Lehning]

"Le communisme est la voie qui mène à l'anarchie": c'est là toute la théorie des bolcheviks, toute la théorie des marxistes et des socialistes étatistes de toutes les écoles. Ils reconnaissent tous que l'anarchie est un idéal sublime, qu'elle est le but vers lequel marche, ou devrait marcher, l'humanité ; mais ils veulent tous accéder au pouvoir pour pousser et contraindre les gens à marcher dans la bonne voie.

[Lehning]

Les anarchistes disent au contraire que l'anarchie est la voie qui mène au communisme... ou ailleurs.

[Lehning]

Faire le communisme avant l'anarchie, c'est-à-dire avant d'avoir conquis la liberté politique et économique totale, cela voudrait dire (comme ce fut le cas en Russie) établir la plus odieuse des tyrannies, capable de faire regretter le régime bourgeois et de provoquer le retour du régime capitaliste (comme cela arrivera malheureusement en Russie) ; et cela, parce qu'il ne serait pas possible d'organiser une vie sociale supportable, et par réaction de l'esprit de liberté - esprit de liberté qui n'est pas le privilège de "l'esprit latin", comme le journal Le Communiste veut stupidement me le faire dire, mais bien un besoin de l'esprit humain, et qui agira en Russie comme il agirait en Italie.

Umanità Nova, 25 octobre 1921

[Lehning]

Nous avons en horreur le mensonge démocratique qui, au nom du "peuple", opprime le peuple dans l'intérêt d'une classe. Mais nous haïssons plus encore, si c'est possible, la dictature qui, au nom du "prolétariat", livre toute la force et toute la vie des travailleurs aux mains des créatures d'un parti soi-disant communiste, créatures qui chercheraient à se perpétuer au pouvoir et qui finiraient par reconstruire le capitalisme à leur propre profit.

Umanità Nova, 31 août 1921

[Lehning]

Quand, peut-être pour parer à la critique anarchiste, Frédéric Engels disait qu'avec la disparition des classes, l'Etat proprement dit n'a plus de raison d'être et que de gouvernement des hommes il devient administrateur des choses, il ne faisait qu'un vain jeu de mots. Celui qui a la domination sur les choses a la domination sur les hommes ; celui qui gouverne la production gouverne le producteur, celui qui mesure la consommation est le maître du consommateur.

Photo: Frédéric Engels:

[Lehning]

Le problème est là: ou bien les choses sont administrées selon les libres accords des intéressés, et alors c'est l'anarchie ; ou bien elles sont administrées selon la loi faite par les administrateurs, et alors c'est le Gouvernement, c'est l'Etat, qui est fatalement tyrannique.

[Lehning]

Ce n'est pas une question de bonne foi ou de bonne volonté de la part d'un tel ou d'un tel ; c'est une question de fatalité des situations et des tendances que les hommes développent en général quand ils sont placés dans certaines circonstances.

L'Agitazione, 15 mai 1923

[Lehning]

Nous sommes pour la liberté, la liberté la plus grande et la plus totale de penser, de s'organiser, d'agir. Nous sommes pour la liberté de tous: il est donc clair, sans qu'il soit besoin de le répéter continuellement, que chacun, dans l'exercice de sa propre liberté, doit respecter l'égale liberté des autres ; sinon, il y a d'un côté oppression et de l'autre le droit de résister et de se révolter.

[Lehning]

Mais, comme tous les autoritaires, et pire encore que tous les autres autoritaires, les communistes étatistes sont incapables et de concevoir la liberté et de respecter chez tous les êtres humains la dignité qu'ils veulent, ou devraient vouloir qu'on respecte en eux. Si vous leur parlez de liberté, ils vous accusent immédiatement de vouloir respecter, ou du moins de tolérer, la liberté d'opprimer et d'exploiter vos semblables. Et si vous dites que vous rejetez la violence quand c'est une violence qui dépasse les limites imposées par la nécessité de se défendre, ils vous accusent de... pacifisme. Ils ne comprennent pas que la violence est l'essence même de l'autoritarisme, comme le rejet de la violence est l'essence même de l'anarchisme.

Fede, 28 octobre 1923

[Lehning]

Quand il s'agit de faire respecter les privilèges d'une caste fermée, la monarchie est la forme politique qui s'y prête le mieux. C'est pourquoi, quelles que soient les conditions dans lesquelles elle s'est formée, toute aristocratie tend à établir un régime monarchique, de même que toute monarchie tend à créer une classe aristocratique et à la rendre stable et toute-puissante.

[Lehning]

Quelle est la forme politique qui convient le mieux pour réaliser le principe de solidarité dans les rapports humains ? Quelle est la méthode qui peut nous conduire le plus sûrement au triomphe complet et définitif du socialisme ?

[Lehning]

Il est certain qu'on ne peut pas donner une réponse absolument sûre à cette question. Etant donné qu'il s'agit de choses qui ne sont pas encore arrivées, les déductions logiques manquent nécessairement de la confirmation de l'expérience. Il faut donc nous contenter des solutions qui semblent avoir pour elles le plus de probabilités. C'est là un doute qui est toujours présent à l'esprit quand il s'agit de prévisions historiques et qui, du reste, est en quelque sorte une porte qu'on laisse ouverte pour que des vérités nouvelles puissent pénétrer en nous et solliciter notre intelligence. Mais si ce doute doit nous incliner à avoir une grande tolérance et la plus cordiale sympathie envers tous ceux qui cherchent à atteindre le même but que nous par d'autres voies, il ne doit cependant pas paralyser notre action ni nous empêcher de choisir notre voie et d'y marcher résolument.