Errico MALATESTA: Ecrits Choisis

[Lehning]

Quand tous auront le libre usage des moyens de production et que personne ne pourra obliger personne à travailler pour lui, alors l'intérêt de tous sera d'organiser le travail de façon qu'il soit le plus possible productif et attrayant - et tous pourront cultiver leur esprit en étudiant, utilement ou non, sans pour autant devenir des parasites. Des parasites, il n'y en aurait plus ; d'abord parce que personne ne voudrait nourrir des parasites, et ensuite parce que chacun trouverait qu'en apportant sa part de travail manuel pour contribuer à la production, il satisferait en même temps le besoin d'activité physique de son propre corps.

[Lehning]

Tout le monde travaillerait, y compris les poètes et les philosophes sublimes, sans que la poésie et la philosophie n'aient rien à y perdre. Au contraire...

Umanità Nova, 10 août 1922

[Lehning]

Nous n'avons aucun préjugé ouvriériste, aucune préférence pour l'ouvrier manuel pour la simple raison que c'est un ouvrier manuel, aucune admiration, surtout, pour les ignorants et les analphabètes, qui ont du moins l'excuse valable de ne pas l'être de leur faute.

[Lehning]

Nous sommes révolutionnaires, et nous savons que sans le concours des forces et des capacités qui n'existent pas sans une culture intellectuelle préalable, une révolution pourrait bien paraître très radicale mais qu'elle ne serait, au fond, qu'une explosion de colère sans portée et sans avenir. C'est pourquoi c'est toujours avec joie que nous recevons l'adhésion d'hommes de lettres, d'artistes, de savants, d'ingénieurs, de techniciens, et autres, qui peuvent apporter l'activité d'intelligences riches d'idées et nourries de faits.

[Lehning]

Mais nous savons par ailleurs que la plus grande partie de ceux qu'on appelle des intellectuels est liée à l'ordre établi, par l'éducation, par tradition familiale, par préjugé de caste, et qu'elle a tendance à vouloir soumettre la masse à sa domination, alors qu'à cause de ses besoins et de sa passion de la justice qui lui vient de l'injustice qu'elle subit, la masse, même ignorante et analphabète, constitue la force principale de la révolution et la garantie qu'elle ne se terminera par un simple changement de patrons.

[Lehning]

Nous accueillons donc avec plaisir et sans suspicion les intellectuels quand ils se fondent dans la masse des travailleurs, quand ils rejoignent le peuple sans prétendre commander, non pas avec l'air hautain de qui s'abaisse et condescend, mais avec l'esprit ouvert de qui rejoint ses frères pour leur payer la dette qu'il a contractée en s'instruisant et en se cultivant, grâce à des moyens soustraits à l'éducation des fils de ceux qui ont produit ces moyens par le travail de leurs bras, comme c'est généralement le cas.

Pensiero e Volontà, 16 mai 1925

[Lehning]

Emma Goldman signale, parmi les causes principales de l'échec russe, l'antipathie, la haine des ouvriers manuels envers les intellectuels et leur mépris pour la science et pour les œuvres de l'esprit.

Ce qui ne nous semble pas exact.

Photo: Emma Goldman:

[Lehning]

Les ouvriers ont même bien trop de respect et d'admiration pour les personnes instruites... qui, souvent, s'avèrent l'être bien peu. C'est à la fois un bien et un mal. Parce que des intellectuels, il y en a de toutes sortes: des révolutionnaires et des réactionnaires, des bons et des mauvais, et surtout, des utiles et des nuisibles selon les disciplines auxquelles ils ont consacré leurs études et leur activité. Il y a des savants, des médecins, des ingénieurs, des artistes, des instituteurs, mais il y a aussi des prêtres, des magistrats, des politicards, des militaires.

[Lehning]

C'est le cas en Italie et il me semble que ce doit être aussi le cas en Russie parce que nous voyons que tous, ou du moins presque tous les chefs de la Révolution russe sont des intellectuels, à tel point qu'on peut dire que la lutte a été une lutte entre intellectuels et que la masse, comme d'habitude, a servi d'instrument.

[Lehning]

Il est certain que tant que la science et l'instruction supérieure seront le privilège d'un petit nombre (et il en sera ainsi tant que les conditions économiques actuelles dureront), il est fatal que ceux qui ont le savoir l'emportent sur ceux qui ne l'ont pas. Mais pour que cette prépondérance ne soit pas une raison ni un moyen pour perpétuer les maux actuels ou pour fonder de nouveaux privilèges et de nouvelles tyrannies, il faut vraiment insister sur le fait que la science est quelque chose de beau et que la direction technique est utile et nécessaire, et il faut inspirer aux ignorants le désir de s'instruire et de s'élever. Mais il faut aussi leur faire voir et leur faire comprendre que ce n'est pas parce qu'ils sont ignorants qu'ils doivent être opprimés et maltraités, et que cela leur donne plutôt droit à plus de considération, pour contrebalancer le fait d'être privés de ce que la civilisation humaine a de meilleur.

[Lehning]

Et si les "intellectuels", ceux qui ont eu la chance de pouvoir s'instruire, prennent part à une révolution par amour sincère du bien de tous, ils doivent se mettre sur le même pied d'égalité que ceux qui ont eu moins de chance qu'eux, pour les aider à s'élever. Et non pas voir dans la masse un troupeau à conduire... et à tondre, en enlevant à ceux qui ont eu moins de chance qu'eux la possibilité de s'éduquer à l'initiative et à la liberté ou, pire encore, en les contraignant à l'obéissance au moyen des gendarmes.

Pensiero e Volontà, 16 mai 1925

[Lehning]

La tendance, pour ainsi dire naturelle, des intellectuels est de se séparer du peuple, de se constituer en cénacle, de se donner des airs de protecteurs et de sauveurs que le vulgaire devrait adorer... et entretenir, et de finir par y croire. Les séparer du peuple, leur donner l'illusion qu'ils combattent pour le bien général alors qu'ils restent dans une situation distincte et supérieure, c'est proprement encourager au sein du mouvement ouvrier la formation de cette "caste nuisible et dangereuse" que les auteurs de l'appel (1) dénoncent si justement et énergiquement.

(1) - Réponse à l'appel de l'Internationale des Intellectuels aux intellectuels italiens.

[Lehning]

En outre, quelle pourrait être l'activité, la mission, de cette Internationale particulière ?

[Lehning]

Ce serait possible et utile s'il s'agissait d'une association, comme il en existe, pour favoriser l'étude des sciences, de l'histoire, des lettres, ou pour promouvoir au sens général la culture au sein des masses. Et tous les esprits quelque peu éclairés pourraient y participer, sans distinction de parti ou de classe. La vérité, la science ne sont ni bourgeoises ni prolétariennes, ni révolutionnaires ni conservatrices, et tous peuvent se sentir intéressés à ce qu'elles progressent.

[Lehning]

Mais il s'agit ici d'une organisation de lutte, d'une organisation qui veut prendre sa place dans les batailles sociales. Dès lors, comment pourrait-on réunir et faire travailler ensemble utilement des gens qui visent un but final plus ou moins semblable mais qui suivent des méthodes différentes, appartiennent à des partis qui sont adversaires et se retrouveraient dressés les uns contre les autres dans toute action pratique qui se présenterait ? Comment faire s'entendre des pacifistes et des partisans de la guerre, des révolutionnaires et des légalistes, des démocrates et des dictatoriaux, des autoritaires et des anarchistes ?

[Lehning]

En pratique, voilà ce qu'il adviendrait, à notre avis, de toute Internationale intellectuelle qui ne serait ni une institution purement scientifique et apolitique, ni une organisation strictement de parti: quelque manifeste grandiloquent, l'adhésion purement décorative de quelque grand nom, de ceux qui disent toujours oui, par vanité ou par insouciance... et une vie fictive, rachitique, inutile. De plus, ce simulacre de vie ne subsisterait que si l'on instituait toute une bureaucratie intéressée à la poursuite de ce travail et... au salaire. Et quand ses fondateurs se seraient fatigués et retirés, cette bureaucratie réussirait pendant longtemps à remplir les listes des membres avec les noms des milliers de vaniteux qui, parce qu'ils savent lire et écrire plus ou moins bien, aiment se donner l'air d'être des hommes de lettres.

Mais en quoi cela serait-il utile à la cause ?

[Lehning]

Pour toutes ces raisons, je crois que ceux de nos amis qui se sont fourvoyés dans cette galère feraient bien de refaire ce que Michel Bakounine a fait il y a plus de cinquante ans. Au Congrès de l'Association pour la Paix et la Liberté, il déclara que la paix et la liberté ne pouvaient être obtenues qu'en luttant avec les ouvriers pour la justice sociale, et il abandonna cette Association qui était, elle aussi, une sorte d'Internationale des intellectuels pour entrer à l'Association Internationale des Travailleurs, au côté de la minorité socialiste révolutionnaire du Congrès.

Umanità Nova, 20 octobre 1921

Photos: Michel Bakounine ; carte de Michel Bakounine membre de l'Association pour la Paix et la Liberté (dénommée plutôt Ligue à l'époque):

[Lehning]

ANARCHIE, SOCIALISME ET COMMUNISME

C'est un fait qu'entre les socialistes et les anarchistes, il y a toujours eu une différence profonde sur la façon de concevoir l'évolution historique et les crises révolutionnaires que cette même évolution produit. Ils ne se sont donc pratiquement jamais trouvés d'accord sur les moyens à employer pour accélérer la marche vers l'émancipation de l'homme, ni sur les occasions de le faire qui se sont parfois présentées.

[Lehning]

Mais ce n'est là qu'une divergence contingente et secondaire. Il y a toujours eu et il y a des socialistes qui sont pressés, comme il y a toujours eu et comme il y a des anarchistes qui veulent y aller prudemment et ne croient peut-être même pas tout à fait à la révolution. La divergence essentielle et fondamentale est ailleurs: les socialistes sont des autoritaires, les anarchistes sont des libertaires.

[Lehning]

Les socialistes veulent aller au pouvoir, pacifiquement ou par la violence, peu importe. Et, installés au gouvernement, ils veulent imposer leur programme aux masses, sous une forme dictatoriale ou sous une forme démocratique. Les anarchistes estiment, au contraire, que le gouvernement ne peut être que pernicieux et que, de par sa nature même, il ne peut que défendre une classe privilégiée existante ou en créer une nouvelle. Et au lieu d'aspirer à s'installer à la place des gouvernants du jour, ils veulent abattre tous les organismes qui permettent à certains d'imposer aux autres leurs propres idées et leurs propres intérêts. En donnant à chacun la pleine liberté et, bien sûr, les moyens économiques qui rendent cette liberté possible et effective, ils veulent ouvrir et rendre libre la voie de l'évolution vers les meilleures formes de vie en commun qui naîtront de l'expérience.