Errico MALATESTA: Ecrits Choisis

[Lehning]

Admettre l'existence de cette force, cela signifie sans doute nier l'application générale du principe de causalité et de raison suffisante (1), et notre logique s'en trouve embarrassée. Mais n'en est-il pas toujours ainsi lorsqu'on veut remonter à l'origine des choses ? Nous ne savons pas ce qu'est la volonté: mais savons-nous ce qu'est la matière, l'énergie ? Nous connaissons les faits, mais non la raison des faits et, malgré tous nos efforts, nous en arrivons toujours à un effet sans cause, à une cause première - et si nous avons besoin de causes premières toujours présentes et toujours actives pour nous expliquer les faits, nous accepterons leur existence comme une hypothèse nécessaire, ou tout au moins commode.

(1) - Principe de causalité: tout phénomène a une cause. Tous les changements arrivent suivant la loi de liaison entre la cause et l'effet.

Principe de raison suffisante: quand se produit un nouvel état d'un ou de plusieurs objets réels, il est nécessaire qu'il ait été précédé d'un autre état, dont il résulte régulièrement, c'est-à-dire toutes les fois que le premier a lieu.

[Lehning]

Dans cette perspective, c'est le rôle de la science que de découvrir ce qui est fatal (lois de la Nature) et d'établir les limites où finit la nécessité et où commence la liberté: sa grande utilité consiste à libérer l'homme de l'illusion de pouvoir faire tout ce que bon lui semble, et à étendre toujours plus le champ de sa liberté effective. Quand on ne connaissait pas la fatalité qui soumet tous les corps aux lois de la gravitation, l'homme pouvait toujours s'imaginer qu'il pouvait voler, si tel était son bon plaisir, mais il restait sur la terre ; quand la science a découvert les conditions nécessaires pour se maintenir et se mouvoir dans les airs, l'homme a acquis réellement la liberté de voler.

[Lehning]

En conclusion, la seule chose que je soutiens, c'est que l'existence d'une volonté capable de produire de nouveaux effets, indépendants des lois mécaniques de la nature, est une hypothèse préalable nécessaire pour quiconque soutient qu'il est possible de changer rapidement la société.

Pensiero e Volontà, 1er février 1926

[Lehning]

ANARCHISME ET LIBERTE

Dans la nature, en dehors de la nature humaine, la force domine, tout simplement, la force brutale, impitoyable, sans bornes, car il n'existe pas encore cette force nouvelle à laquelle l'humanité doit sa différenciation et son élévation: la force de la volonté consciente.

[Lehning]

Toute la vie spécifiquement humaine est une lutte contre la nature extérieure, et chaque progrès est une adaptation, un dépassement d'une loi naturelle.

[Lehning]

La loi naturelle, c'est le combat, le massacre, la destruction ou l'oppression du vaincu ; et sur le plan social, plus la tyrannie est grande et plus on est proche de l'état de nature.

[Lehning]

La notion de liberté pour tous, qui implique nécessairement le principe selon lequel la liberté des uns est limitée par l'égale liberté des autres, est une idée humaine ; c'est une conquête et une victoire de l'humanité sur la nature, peut-être la plus importante de toutes.

Umanità Nova, 30 septembre 1922

[Lehning]

Il n'est que trop vrai que les intérêts, les passions, les goûts des hommes ne sont pas naturellement en harmonie et, comme il leur faut vivre ensemble en société, il faut que chacun essaye de s'adapter, de concilier ses désirs avec ceux des autres, afin d'arriver à une façon de vivre et d'agir qui puisse le satisfaire le mieux possible, ainsi que les autres. Cela signifie limitation de la liberté et démontre que la liberté, prise dans son sens absolu, ne pourrait pas résoudre le problème d'une vie en société délibérée et heureuse.

[Lehning]

Le problème ne peut être résolu que par la solidarité, la fraternité, l'amour qui font que le sacrifice des désirs incompatibles avec ceux des autres se fait volontairement et avec plaisir.

[Lehning]

Mais quand on parle de liberté en politique, et non pas en philosophie, personne ne pense à la chimère métaphysique de l'homme abstrait, existant en dehors du milieu cosmique et social et qui pourrait, tel un dieu, faire ce que bon lui semble, au sens absolu de l'expression.

[Lehning]

Quand on parle de liberté, on veut parler d'une société dans laquelle personne ne pourrait faire violence aux autres sans rencontrer une résistance efficace, et surtout une société dans laquelle personne ne pourrait accaparer la force collective ni l'utiliser pour imposer sa propre volonté aux autres ni aux collectivités mêmes qui fournissent la force.

[Lehning]

L'homme n'est pas parfait, tout le monde est d'accord là-dessus. Mais c'est là justement une raison de plus, la meilleure peut-être, pour ne donner à personne les moyens de "mettre un frein à la liberté individuelle".

[Lehning]

L'homme n'est pas parfait. Mais alors où trouver des hommes non seulement assez bons pour vivre en paix avec les autres, mais encore capables de régenter autoritairement la vie des autres ? Et, à supposer qu'ils existent, qui les désignerait ? S'imposeraient-ils eux-mêmes ? Mais qui les protègerait contre la résistance, les attentats des "méchants" ? Ou alors, serait-ce au "peuple souverain" de les élire, ce peuple tenu pour trop ignorant et trop "canaille" pour vivre en paix mais qui se trouve avoir tout soudain les bonnes qualités nécessaires quand on lui demande d'élire ses maîtres ?...

[Lehning]

La société harmonique ne peut être que des libres volontés qui s'harmonisent librement sous la pression des nécessités de la vie et pour satisfaire ce besoin de fraternité et d'amour qui fleurit toujours chez les hommes dès qu'ils sont libérés de la peur d'être écrasés et de manquer du nécessaire, pour eux et leur famille.

Umanità Nova, 24 septembre 1920

[Lehning]

Notre fierté est d'être, d'abord et avant tout, les défenseurs de la liberté: liberté non seulement pour nous, mais aussi pour tous ; liberté non seulement pour ce qui nous paraît, à nous, être la vérité, mais aussi pour ce qui peut être ou paraître une erreur...

[Lehning]

Nous réclamons simplement ce que l'on pourrait appeler la liberté sociale, à savoir égale liberté pour tous et égalité de conditions telle qu'elle puisse permettre à tous et à chacun d'agir comme il l'entend avec, comme seule limite, celle qu'imposent les nécessités naturelles inéluctables et l'égale liberté de tous...

[Lehning]

Il serait ridicule de penser que nous, partisans de la liberté, nous voudrions que chacun ait la liberté de tuer ses semblables...

[Lehning]

La liberté que nous voulons n'est pas le droit abstrait d'agir comme on l'entend, mais le pouvoir de le faire ; cela suppose donc, pour chacun, les moyens de pouvoir vivre et agir sans se soumettre à la volonté des autres. Et comme la première condition pour vivre est de produire, la libre disposition pour tous du sol, des matières premières et des instruments de travail est la condition préalable de la liberté.

Umanità Nova, 24 novembre 1921

[Lehning]

Il ne s'agit pas d'avoir ou non raison ; il s'agit de liberté, liberté pour tous, liberté pour chacun, pourvu qu'il veuille... l'égale liberté des autres.

[Lehning]

Personne ne peut juger de façon catégorique qui a raison ou pas, qui est le plus près de la vérité, ni quel est le meilleur chemin qui mène au plus grand bien-être de chacun et de tous. La liberté, couplée avec l'expérience, voilà la seule façon de découvrir la vérité et ce qui est le meilleur: et il n'y a pas de liberté s'il n'y a pas la liberté de se tromper.

Umanità Nova, 11 septembre 1920