Errico MALATESTA: Ecrits Choisis

[Lehning]

Par contre, celui qui a une idée peut la communiquer à des millions de personnes sans rien perdre, tandis que l'idée acquiert d'autant plus de force et d'efficacité qu'elle se propage. Un instituteur enseigne aux autres ce qu'il sait et il n'en perd pas pour autant son savoir ; au contraire en enseignant, il apprend mieux et s'enrichit l'esprit. Si une balle tirée par une main homicide met un terme à la vie d'un homme de génie, la science pourra expliquer ce qu'il advient de tous les éléments matériels, de toutes les énergies physiques qui existaient chez lui avant sa mort et démontrer qu'après la décomposition du cadavre, il ne reste rien de lui sous sa forme primitive mais que, dans le même temps, rien ne s'est perdu matériellement parce que chaque atome du corps retrouve toutes ses énergies dans d'autres combinaisons. Mais les idées que cet homme génial a lancées dans le monde, les inventions qu'il a trouvées restent, se propagent, et peuvent devenir une force énorme ; par ailleurs, les idées qui mûrissaient en lui, et auraient pu porter leur fruit s'il n'avait pas été assassiné, sont perdues à jamais et ne se retrouvent jamais.

[Lehning]

Est-ce que la mécanique peut expliquer ce pouvoir, cette qualité spécifique des produits de l'esprit ?

[Lehning]

Et, par pitié, que l'on ne me demande pas d'expliquer d'une autre façon ce que la mécanique n'arrive pas à expliquer.

[Lehning]

Je ne suis pas un philosophe ; mais il n'est pas nécessaire de l'être pour voir certains problèmes qui tourmentent plus ou moins toutes les têtes pensantes. Et ne pas savoir résoudre un problème n'oblige personne à accepter des solutions qui ne satisfont pas... à plus forte raison quand les solutions offertes par les philosophes sont aussi nombreuses que contradictoires.

[Lehning]

Voyons maintenant si le "mécanisme" est compatible avec l'anarchisme.

Dans la conception mécaniste (de même que dans la conception théiste (1)) tout est nécessaire, tout est fatal, rien ne peut être différent de ce qu'il est.

(1) - sur le mécanisme, cf la note sur le même sujet du chapitre la pensée anarchiste.

[Lehning]

De fait, si rien ne se perd et rien ne se crée, si la nature et l'énergie quelles qu'elles puissent être sont des quantités fixes soumises aux lois mécaniques, tous les phénomènes sont liés d'une façon qu'on ne peut pas modifier.

[Lehning]

Selon Kropotkine, étant donné que l'homme est une partie de la nature, puisque sa vie personnelle et sociale est aussi un phénomène de la nature (de même que le développement des fleurs ou l'évolution de la vie dans les sociétés de fourmis ou d'abeilles), il n'y a aucune raison d'abandonner, en passant de la fleur à l'homme et d'une colonie de castors à une ville humaine, la méthode qui nous avait si bien servi jusqu'alors, pour en chercher une autre dans l'arsenal de la métaphysique. Le grand mathématicien Laplace avait déjà dit, à la fin du dix-huitième siècle: "Etant donné les forces qui animent la nature et la situation respective des êtres qui la composent, une intelligence humaine suffisamment vaste serait capable de connaître le passé et le futur aussi bien que le présent".

Photos: Kropotkine ; Laplace:

[Lehning]

C'est là une pure conception mécaniste: tout ce qui a été devrait être, tout ce qui doit être, tout ce qui sera devra nécessairement être, et fatalement, jusque dans les plus petits détails de position et de mouvement, d'intensité et de vitesse.

[Lehning]

Dans une telle conception des choses, quel sens peuvent bien avoir des mots comme "volonté, liberté, responsabilité" ? A quoi serviraient l'éducation, la propagande, la révolte ? Est-ce que, par hasard, on ne pourrait plus modifier le cours prédestiné des évènements humains qu'on ne peut modifier le cours des astres ou le "développement d'une fleur" ? Alors ? Qu'est-ce que tout ça a à voir avec l'Anarchie ?

[Lehning]

Ma table est encombrée d'écrits de bons compagnons qui, en voulant donner "une base scientifique" à l'anarchisme, font des confusions qui seraient ridicules s'il n'était pas si évident qu'ils font cet effort en croyant sincèrement rendre service à la cause, ce qui rend leurs confusions pathétiques.
Et le plus pathétique, c'est qu'en plus, ils s'excusent de ne pouvoir faire mieux parce que... ils n'ont pas pu faire d'études.

[Lehning]

Alors pourquoi se lancer dans ce que l'on ne connaît pas, au lieu de faire une bonne propagande basée sur les besoins et les aspirations des hommes ?

[Lehning]

Pour être de bons et efficaces anarchistes, il n'est pas nécessaire d'avoir un doctorat - c'est même parfois nuisible. Mais pour parler de science, il ne serait peut-être pas inutile d'en savoir un peu plus là-dessus.

[Lehning]

Et que l'on ne m'accuse pas, comme l'a fait récemment un compagnon, d'avoir peu d'estime pour la science. Nous savons, au contraire, combien la science peut être belle, grande, puissante et utile ; nous savons combien elle aide à l'émancipation de la pensée et au triomphe de l'homme dans sa lutte contre les forces adverses de la Nature ; et nous voudrions que, nous-mêmes et tous les compagnons, nous ayons la possibilité de nous faire de la science une idée d'ensemble et d'approfondir au moins l'une de ses multiples branches.

[Lehning]

Il est écrit, dans notre programme, non pas seulement du pain pour tous, mais aussi de la science pour tous. Mais il nous semble que, pour parler utilement de science, il nous faudrait d'abord avoir une idée claire de ses objectifs et de son rôle.

[Lehning]

La science, tout comme le pain, n'est pas un don gratuit de la nature. Il faut la conquérir dans l'effort et nous luttons pour créer des conditions qui permettent à tous de faire cet effort.

Pensiero e Volontà, 16 novembre 1925

[Lehning]

L'objectif de la recherche scientifique est d'étudier la nature, de découvrir le fait ainsi que les "lois" qui la gouvernent, à savoir les conditions dans lesquelles le fait se produit nécessairement et se répète nécessairement. Il y a science quand elle peut prévoir ce qui arrivera, qu'elle sache ou non expliquer pourquoi ; si la prévision ne s'accomplit pas, cela veut dire qu'il y avait une erreur et il n'y a plus qu'à procéder à une recherche plus vaste et plus approfondie. Le hasard, l'arbitraire, la fantaisie sont des concepts étrangers à la science qui ne cherche que ce qui est fatal, ce qui ne peut être autrement qu'il n'est, ce qui est nécessaire.

[Lehning]

Cette nécessité qui lie entre eux, dans l'espace et le temps, tous les phénomènes naturels, et que la science a pour objet de rechercher et de découvrir, embrasse-t-il tout ce qui se produit dans l'Univers, y compris les phénomènes psychiques et sociaux ?

[Lehning]

Les mécanistes affirment que oui et ils pensent que tout est soumis à la même loi mécaniste, tout est prédéterminé par les antécédents physico-chimiques: le cours des astres comme l'éclosion d'une fleur, l'émotion d'un amant ou le déroulement de l'histoire humaine. Le système, j'en conviens volontiers, semble beau et grandiose, moins absurde et moins incompréhensible que les systèmes métaphysiques et il satisferait totalement l'esprit s'il pouvait être démontré comme vrai. Mais, malgré tous les efforts pseudo-logiques des déterministes pour rendre le système compatible avec la vie et le sentiment moral, il n'y a pas de place, grande ou petite, conditionnée ou pas, pour la volonté et la liberté. Notre vie et celle des sociétés humaines seraient entièrement prédéterminées et prévisibles de toute éternité et pour l'éternité, jusque dans les détails les plus petits, comme pour n'importe quel fait mécanique, et notre volonté ne serait qu'une simple illusion, comme celle de la pierre dont parle Spinoza qui, en tombant, aurait conscience qu'elle tombe et croirait qu'elle tombe parce qu'elle le veut.

Photo: Spinoza:

[Lehning]

Si l'on admet cela, ce que ne peuvent pas ne pas faire sans se contredire les mécanistes et les déterministes, il est absurde de vouloir conduire sa propre vie, de vouloir s'éduquer ou éduquer, de vouloir réformer (1) dans un sens ou dans un autre, l'organisation sociale. Toute cette activité de l'homme pour préparer un futur meilleur ne serait que le fruit inutile d'une illusion, et ne pourrait durer si l'on découvre que ce n'est qu'une illusion. Il est vrai que l'illusion aussi, et l'absurde, seraient les produits fatals des fonctions mécaniques du cerveau et, comme tels, entreraient également dans le système.
Mais, encore une fois, quelle place resterait-il pour la volonté, la liberté, l'efficacité de l'action de l'homme sur la vie et sur les destinées de l'homme ?

(1) - Le texte dit "réformer". cf Note des traducteurs précédente sur le même sujet.

[Lehning]

Pour que les hommes aient l'assurance, ou du moins l'espérance, de pouvoir faire œuvre utile, il faut admettre une force créatrice, une ou des causes premières, indépendantes du monde physique et des lois mécaniques, et c'est cette force que nous appelons volonté.