Errico MALATESTA: Ecrits Choisis

[Lehning]

Ainsi nous ne sommes pas anarchistes parce que la science nous dit de l'être ; nous le sommes, entre autres raisons, parce que nous voulons que tous les hommes puissent jouir des avantages et des plaisirs que procure la science.

Volontà, 27 décembre 1913

[Lehning]

Dans le domaine de la science, les théories, toujours hypothétiques et provisoires, sont un moyen commode pour réunir et relier entre eux des faits connus, ainsi qu'un instrument utile à la recherche, la découverte et l'interprétation de faits nouveaux ; mais elles ne sont pas la vérité. Dans le domaine de la vie -j'entends la vie sociale- elles ne sont que l'apparence scientifique que certains se plaisent à donner à leurs désirs et leur volonté. Le scientisme, et je ne dis pas la science, dominant dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, a donné naissance à cette tendance qui consiste à considérer comme des vérités scientifiques, (ou encore comme des lois de la nature et, par là-même, nécessaires et fatales), ce qui n'était en fait que l'idée que chacun se faisait, différente selon les intérêts et les aspirations de chacun, de la justice, du progrès, etc... ; d'où le "socialisme scientifique" et également l'"anarchisme scientifique" qui, bien que professés par nos aînés, me sont toujours apparus comme des idées baroques qui mélangent choses et concepts, lesquels sont, par nature, totalement différents.

[Lehning]

Je me trompe peut-être, mais, en tout cas, je me réjouis d'avoir échappé à la mode de l'époque, et donc à tout dogmatisme et à toute prétention à posséder la "vérité sociale" absolue.

Volontà, 27 avril 1922

[Lehning]

Je ne crois ni à l'infaillibilité de la science, ni au pouvoir qu'elle aurait de tout expliquer, ni à sa mission qui serait de réglementer la conduite des hommes, pas plus que je ne crois à l'infaillibilité du Pape, à la Morale révélée, ou à l'origine divine des Saintes Ecritures.

[Lehning]

Je ne crois qu'à ce qui peut être prouvé, mais je sais très bien que les preuves sont relatives et sont en fait continuellement dépassées et éliminées par d'autres faits prouvés ; je crois donc que le doute doit être l'attitude d'esprit de tous ceux qui aspirent à se rapprocher toujours plus de la vérité, de toute la part de vérité, du moins, qu'il est possible d'établir...

[Lehning]

Pas de foi, donc, au sens religieux du terme.

[Lehning]

Il m'arrive aussi de dire qu'il faut avoir la foi et que, dans la lutte pour le bien, il faut des hommes qui aient une foi solide et soient fermes dans les tempêtes "comme une tour qui ne s'incline jamais sous le souffle des vents". Il existe même un journal anarchiste qui, s'inspirant bien évidemment de cette nécessité, s'appelle "Fede !" (Foi). Mais il s'agit ici d'un autre sens du terme.
Dans ce cas, le mot foi est pris dans le sens de ferme volonté et espérance passionnée et n'a rien à voir avec la croyance aveugle en des choses qui apparaissent comme incompréhensibles ou absurdes.

[Lehning]

Mais comment concilier, d'une part, ce refus de croire à la religion et ce que le doute, je dirai systématique en ce qui concerne les résultats définitifs de la science, avec d'autre part une règle morale, la ferme volonté et l'espoir passionné de réaliser mon idéal de liberté, de justice, de fraternité ? Le fait est que je ne mets pas la science là où elle n'a aucune raison d'être.

[Lehning]

Le rôle de la science est de découvrir et d'établir le fait, ainsi que les conditions dans lesquelles le fait se produit et se répète nécessairement ; en d'autres termes, son rôle est d'établir ce qui est et doit nécessairement être, et non pas ce que les hommes désirent et veulent.

[Lehning]

La science s'arrête là où finit la fatalité et où commence la liberté. Elle est utile à l'homme parce qu'elle empêche de se prendre dans les chimères et, en même temps, elle lui offre les moyens d'avoir plus de temps disponible pour exercer sa libre volonté: faculté de vouloir qui différencie les hommes, et peut-être tous les animaux à des degrés divers, des choses inertes et des forces inconscientes.

C'est dans cette faculté de vouloir qu'il faut chercher les sources de la morale et les règles de conduite.

Pensiero e Volontà, 15 septembre 1924

[Lehning]

Je proteste contre la qualification de dogmatique parce que, si je suis ferme et résolu en ce qui concerne ce que je veux, je doute toujours de ce que je sais et je pense que, malgré tous les efforts pour comprendre et expliquer l'Univers, on n'a pas atteint à ce jour, je ne dirais pas la certitude, mais même une certaine probabilité de certitude - et je ne sais pas si l'intelligence humaine pourra jamais l'atteindre.

[Lehning]

Par contre, qu'on me dise que j'ai un esprit scientifique ne me déplaît nullement ; je serais flatté de mériter ce qualificatif. Car avoir l'esprit scientifique, c'est rechercher la vérité par des méthodes positives, rationnelles et expérimentales, ne jamais nourrir l'illusion d'avoir trouvé la Vérité absolue et se contenter de s'en approcher par un long travail et la découverte de vérités partielles, toujours considérées comme provisoires et susceptibles de révision.
Le scientifique, tel qu'il devrait être à mon avis, c'est celui qui examine les faits et en tire les conclusions logiques, quelles qu'elles soient, contrairement à ceux qui s'inventent un système, et cherchent ensuite confirmation dans les faits et, ce faisant, sélectionnent inconsciemment les faits qui collent avec leur système, en négligeant les autres ; le cas échéant, ils ne respectent pas les faits et les déforment pour les faire entrer de force dans l'échafaudage de leurs théories. Le scientifique emploie des hypothèses de travail: il formule des suppositions qui servent de guide et de stimulant à ses recherches, mais il ne tombe pas victime de ses fantasmes en prenant les suppositions qui lui sont familières pour des vérités démontrées, en généralisant et en élevant à la catégorie de loi, par une induction arbitraire, tout fait particulier qui convient à sa thèse.

[Lehning]

Provoqué et nourri par l'enthousiasme qu'ont soulevées les découvertes réellement extraordinaires de la seconde moitié du siècle dernier dans le domaine de la physico-chimie et de l'histoire naturelle, ayant dominé les esprits à cette époque, le scientisme que je rejette consiste à croire que la science est tout et qu'elle peut tout ; à accepter comme des vérités définitives, comme des dogmes, toute découverte partielle ; à confondre Science et Morale, la Force au sens mécanique du terme, qui est quelque chose de définissable et mesurable, et les forces morales ; la Nature et la Pensée ; la loi de la Nature et la Volonté. Le scientisme conduit logiquement au fatalisme, c'est à dire à la négation de la volonté et de la liberté.

Pensiero e Volontà, 1er novembre 1924

[Lehning]

Kropotkine, essayant de "donner à l'Anarchie sa place dans la science moderne", pense que "l'Anarchie est une conception de l'univers, basée sur l'interprétation mécanique des phénomènes qui embrassent toute la nature, y compris la vie de la société".

Photo: Kropotkine:

[Lehning]

Cela, c'est de la philosophie, acceptable ou non ; ce qui est sûr, c'est que ce n'est ni de la science ni de l'anarchisme. La science est la somme et la systématisation de ce que l'on sait ou croit savoir: elle formule le fait et tente de découvrir la loi du fait, à savoir les conditions dans lesquelles le fait se produit et se répète nécessairement. Elle satisfait certains besoins intellectuels et elle est, en même temps, un instrument tout à fait valable de puissance. En indiquant dans les lois de la nature les limites de l'arbitraire humain, elle augmente la liberté effective de l'homme et lui donne les moyens de faire tourner ces lois à son propre avantage. La science est égale pour tous, elle sert indifféremment pour le bien et pour le mal, à la libération comme à l'oppression.

[Lehning]

La philosophie peut être une explication hypothétique de ce que l'on sait, ou une tentative pour deviner ce que l'on ne sait pas. Elle pose les problèmes qui échappent, du moins jusqu'à présent, à la compétence de la science, et elle imagine des solutions qui, n'étant pas susceptibles d'être prouvées dans l'état actuel de nos connaissances, varient et se contredisent d'un philosophe à l'autre. Quand la philosophie n'est pas un simple jeu verbal ou un numéro d'illusionnisme, elle peut servir à la science de stimulant et de guide, mais elle n'est pas la science. L'Anarchie, en revanche, est une aspiration de l'homme qui n'est fondée sur aucune nécessité naturelle, véritable ou supposée, et qui pourra ou ne pourra pas être réalisée de par la volonté de l'homme. Elle profite des moyens que la science met à la portée de l'homme dans sa lutte contre la nature et contre les volontés contraires ; elle peut profiter des progrès de la pensée philosophique quand ils servent à apprendre aux hommes à mieux raisonner et distinguer ce qui est réel de ce qui ne l'est pas ; mais elle ne peut être confondue, sous peine d'absurdité, ni avec la science ni avec un système philosophique.

[Lehning]

Voyons si la "conception mécaniste de l'univers" explique réellement les faits connus. (1)

(1) - sur le mécanisme, cf la note sur le même sujet du chapitre la pensée anarchiste.

[Lehning]

Nous verrons ensuite si elle peut au moins être compatible et coexister logiquement avec l'anarchisme, ou avec tout autre aspiration à un nouvel état de chose différent de celui que nous connaissons.

[Lehning]

Rien ne se crée, rien ne se perd ; c'est là un principe fondamental de la mécanique: la conservation de l'énergie.

[Lehning]

Un corps ne peut donner de la chaleur à un autre corps sans se refroidir d'autant ; une forme d'énergie ne peut se transformer en une autre (le mouvement en chaleur, la chaleur en électricité ou vice versa, etc.) sans que ce qui est acquis d'un côté ne se perde de l'autre. Finalement toute la nature physique prouve ce fait très banal: si on a dix pièces et qu'on en dépense cinq, il en reste cinq, ni plus ni moins.