de Lehning le Ven 9 Juin 2023 18:51
Notre temps et nous *
Notre civilisation machiniste et contradictoire est une sombre énigme pour ceux qui n'ont pas l'âme assourdie par le bruit des perceuses, le rugissement des forges, le battement des marteaux, ou pour ceux qui n'ont pas l'âme bercée par le rythme du jazz. Le "bosseur" et le "viveur" maintiennent l'équilibre nerveux et mental des peuples. L'un et l'autre vivent quotidiennement dans une sérénité abrutie. Mais pour un esprit tourmenté qui ne peut attendre la voix des anges qui chantent la gloire des cieux ni se réchauffer au soleil de l'espérance d'une béatitude éternelle, l'irrationnel dans le tumulte sanglant et dans l'enchevêtrement obscène apparaît, quelquefois, un mystère sans dignité, une horreur sans espoir. Au-dessus de lui le ciel est vide ; autour de lui la vie gronde, s'agite violemment, souffle, se salit, saigne, rit stupidement, et l'homme lui apparaît comme l'être qui naît, se reproduit et meurt ; l'histoire est une succession de générations qui répètent les fatigues de Sisyphe, d'audaces inutiles, de sacrifices absurdes et d'erreurs identiques aux erreurs passées et futures. Et les mots désespérés de Machiavel résonnent en lui sinistrement: "Il me semble que tous les temps reviennent et que nous sommes toujours les mêmes."
Non pas les "flux et reflux" de Vico (1), c'est-à-dire un retour en arrière permettant une ascension à travers la spirale du progrès éternel, mais un vol vers le haut avec des ailes d'ange et une chute sur terre, pour y ramper comme un serpent, pour s'y cacher comme une taupe. Par moments, pour l'homme qui ne croit pas en Dieu, il semblerait que tout l'effort de l'humanité consiste à transporter sur un pont qui s'écroule un monde en train d'éclater.
* Extrait de Pensieri e Battaglie, op. cit. 118-132.
(1) Giambattista VICO. Philosophe italien de la Renaissance.
Photos: Sisyphe ; Machiavel:
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