de Lehning le Mar 7 Fév 2023 20:07
Villes et campagnes dans la révolution italienne *
1. - Le Parti communiste veut la dictature des ouvriers sur les paysans, des villes sur les campagnes. Il veut édifier un Etat où les ouvriers garderont la prééminence sur l'ensemble de la classe paysanne, comme le dit le testament de Lénine. Un tel Etat devrait, malgré les accommodements imposés par la situation, se proclamer propriétaire des terres, créer ou faciliter d'un côté le processus de prolétarisation des petits propriétaires, de l'autre la production agricole communiste. Etant donné que plus de la moitié de la population italienne (près de 18 millions d'individus, suivant l'hypothèse de Coletti, sur les 34,8 millions d'habitants du recensement de 1911) appartient à l'agriculture ; étant donné que 28 % des travailleurs (recensement industriel de 1911) sont occupés dans les industries utilisant des denrées agricoles ; étant donné que la valeur de la production agricole dépasse de loin la production manufacturière (l'industrie de la volaille, par exemple, fournit à l'Italie un milliard de lires, c'est-à-dire plus du double de l'industrie minière) ; étant donné qu'un Etat ouvrier ne serait en réalité qu'un régime de commissaires, la domination d'une bureaucratie pléthorique ; étant donné que la prédominance politique des ouvriers signifierait protectionnisme industriel, répartition fiscale inégalitaire entre Nord et Sud aux dépens du second ; étant donné que le gouvernement communiste commettrait l'erreur très grave de mettre en place un interventionnisme uniforme et coercitif ; nous, anarchistes, nous devons opposer à l'industrialisme marxiste-bolchevique une orientation rurale ; nous devons nous opposer à toute déviation hégémonique des organes représentatifs des classes ou catégories, aussi bien ouvrière qu'agraire ; nous devons trouver parmi les paysans les partisans de la lutte contre un gouvernement centralisateur et jacobin.
* Publié dans La Lotta Umana, Paris, du 8 et du 22 mars 1928. L'article est suivi d'une note de Catilina (Luigi Fabbri), rédacteur du journal.
Nous reproduisons ici la présentation de cet article faite par Masini dans son recueil de textes de Berneri: Pietrogrado 1917, Barcellona 1937.
Berneri avait déjà traité ce sujet dans une série d'articles parus dans Umanità Nova (Rome) en 1921 et 1922 ; et pendant la révolution espagnole il y reviendra dans les colonnes du journal Tierra y Libertad, en élaborant de nouveau et en amplifiant le texte ici reproduit. De la version espagnole nous avons trouvé opportun de reproduire la conclusion, qui tient compte aussi de l'expérience catalane (Tierra y Libertad, 25 mars 1937):
"En traitant ce sujet en 1933 dans Revista Blanca, après m'être prononcé pour l'emploi de l'argent dans les échanges entre villes et campagnes, j'écrivais: "Bien sûr, un système d'échanges entre les produits, les services et les moyens de transport est toujours possible comme partie intégrante du système d'achat et de vente.
Si les mairies et les syndicats où les uns et les autres ensemble étaient les organes intermédiaires entre petits propriétaires ruraux et coopératives agricoles et entre celles-ci et les ouvriers des industries, ils pourraient faciliter l'échange sans argent.
Voilà un exemple: une mairie qui a organisé la production du pain veut se procurer du blé. Elle s'adresse aux paysans en leur offrant, en échange du blé, et en proportion, les services d'une coopérative de construction qui, à son tour, recevra de la municipalité le matériel nécessaire aux constructions. De tels exemples pourraient être multipliés à l'infini."
"A cette époque un aspect central du problème m'avait échappé: l'harmonie entre les prix des produits manufacturés et la possibilité ou la volonté des paysans de les acquérir. L'échange de marchandises entre la ville et la campagne est une formule idéale mais pas toujours réalisable. Cela constitue un des points faibles de l'économie socialiste et a été, au cours de la révolution russe, un des principaux facteurs du passage de la S.E.P. (politique économique socialiste) à la N.E.P. (nouvelle politique économique). La soudure entre économie urbaine et rurale est beaucoup plus difficile que ce que les socialistes supposent ou déclarent qu'elle est. Le refus des paysans catalans des propositions d'échange faites par le syndicat du bois en est un exemple typique. Les paysans ont, en général, besoin de semences, d'engrais chimiques, de machines agricoles et c'est seulement plus tard, après le redressement de leur économie et une certaine évolution psychologique, qu'ils peuvent avoir besoin d'objets de confort, d'esthétique et de goût plus raffiné. L'économie urbaine doit répondre le plus possible aux possibilités et aux préférences d'achat des paysans si on veut empêcher qu'un antagonisme entre villes et campagnes ne survienne.
"En U.R.S.S. un écart se creuse entre les prix agricoles et ceux de l'industrie en provoquant et perpétuant les conflits d'intérêts entre villes et campagnes, conflits qui constituent le noyau de toutes les variations de la politique économique des bolcheviks et qui expliquent presque tous les aspects des luttes politiques internes...
"Je connais assez peu l'Espagne et je ne suis pas prophète. Je peux donc avoir exposé beaucoup de points de vue complètement superflus, aujourd'hui comme demain, pour les camarades espagnols. Je pense cependant qu'il n'a pas été inutile d'esquisser le problème des relations entre villes et campagnes étant donné que ce problème s'impose à notre attention sous des aspects non pas graves mais tels qu'ils nécessitent un examen des plus larges et une élaboration des plus méticuleuses. Je laisse cette tâche aux camarades compétents puisque je ne suis pas un économiste."
Photos: Catilina (Luigi Fabbri) ; Berneri:
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