Camillo BERNERI: Oeuvres choisies

Re: Camillo BERNERI: Oeuvres choisies

Messagede Lehning le Dim 20 Nov 2022 17:41

A partir d'un réexamen des évènements internationaux (révolution russe, écrasement des aspirations révolutionnaires en Allemagne, avancée et affirmation du fascisme en Italie et incapacité des masses, subjuguées par les chefs sociaux-démocrates, à y apporter une réponse adéquate) ; à partir de l'interprétation de l'anarchisme comme unité dialectique de la théorie et de la pratique, de la volonté et de la réalité historique, et comme rencontre entre l'hypothèse révolutionnaire et la volonté agissante de la grande majorité de la population, Malatesta en arrivait à reconsidérer l'anarchisme révolutionnaire comme un processus graduel rendant compte des difficultés de la transformation sociale. Il refusait l'utopie du "tout, tout de suite" et exhortait les anarchistes à se pencher sur les problèmes sociaux afin qu'ils n'affrontent pas démunis les crises révolutionnaires et évitent ainsi les vides de pouvoir que les autoritaires se dépêcheraient de combler, comme cela s'était vu en Russie. Il dénonçait donc la théorie du chaos créateur et mettait pratiquement en doute les capacités révolutionnaires des masses sur lesquelles se fondaient les délibérations de Saint-Imier. Ces dernières considérations de Malatesta n'eurent dans le mouvement anarchiste qu'un écho limité, marginal, soit à cause des difficultés de l'époque, soit parce qu'elles avaient été présentées avec une modération avisée par ceux qui connaissaient parfaitement les blocages du mouvement et n'entendaient pas perdre toute crédibilité ou provoquer des fractures irrémédiables. Le plus clair des discours prononcés par Malatesta sur ces problèmes date de 1931, c'est-à-dire d'une des périodes les plus difficiles pour le mouvement anarchiste international. Il énumérait les côtés dépassés des théories kropotkiniennes et soutenait, contrairement aux rêveurs, que "la révolution ne peut pas commencer par le communisme ou alors il s'agirait, comme en Russie, d'un communisme de couvent, de galère ou de caserne, pire que le capitalisme lui-même. Elle doit réaliser tout de suite ce qu'elle peut et faire attention à ne détruire que les choses qu'il est possible de remplacer par quelque chose de mieux. On procédera ensuite à l'organisation du communisme et de toutes les autres formes, multiples et variées, de vie sociale que les travailleurs éclairés par l'expérience préféreront". (1) Mais Malatesta n'affrontait pas avec des arguments exhaustifs la question du rôle des anarchistes pendant la période transitoire. Pour lui, les anarchistes devaient rester l'âme des masses, comme si l'expérience n'avait pas déjà montré que les masses pouvaient participer de gré ou de force à l'isolement et à l'extermination de l'opposition libertaire à laquelle procéderait sans faute le nouveau pouvoir "révolutionnaire" une fois que les limites de la conscience politique des masses travailleuses lui auraient permis d'exister. La Russie, le fascisme, l'énorme puissance étatique qui s'affirmait partout dans le monde, redimensionnant la vie des hommes, bouleversant les principes et renversant les forces politiques jusque-là considérables, étaient lourdes d'enseignements que Malatesta ne voulut pas prendre en considération. La conception bakouninienne de la dictature secrète restait ancrée en lui et l'empêchait de tirer les conclusions que sa méfiance vis-à-vis des capacités révolutionnaires des masses et sa conviction qu'il existait des limites infranchissables à la diffusion de l'anarchisme et de l'organisation anarchiste dans la société de son époque lui suggéraient ; comme elle l'empêchait d'apercevoir et d'approfondir la seule voie possible pour une intervention politique sérieuse et efficace du mouvement anarchiste dans la société. Cette voie, c'était celle du travail systématique de propagande théorique, mais encore la participation à des opérations concrètes, à des interventions politiques, à des alliances ; une solution organisationnelle visant à doter le mouvement d'un programme adapté aux temps et aux lieux, qui soit en elle-même une réponse aux problèmes du rapport majorité/minorité avant même que soit posé celui du rapport minorité/masses. De toute façon, le nouveau discours politique de Malatesta s'adressait à des sourds. Le mouvement était accaparé par de tout autres problèmes et ne prit pas en compte la "provocation" malatestienne, ou alors il estima préférable de ne pas répondre au "révisionnisme" du vieil anarchiste. Malatesta était bien évidemment un mythe, et il était impensable pour quiconque de porter contre lui des accusations de modération ou de relâchement.
Et cela d'autant plus que le discours de Malatesta se prêtait à une certaine souplesse d'interprétation, du moment qu'il ne s'attaquait pas, dans ses conclusions, aux principes de la tradition établis à Saint-Imier.

(1) Cf. Malatesta: "A proposito di revisionismo", dans l'Adunata dei Refrattari (New York), 1er août 1931, et maintenant dans E. Malatesta: Scritti (op. cit.) vol. III, p. 390-398. Pour le discours sur Kropotkine, voir aussi p. 368-379.

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Messagede Lehning le Dim 20 Nov 2022 17:50

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Messagede Lehning le Dim 20 Nov 2022 18:53

Berneri était, en revanche, un militant sans histoire et sans renommée et, qui plus est, il était depuis longtemps l'objet de critiques pour ses tentatives d'ouverture et la dureté de ses attaques contre les dogmatiques. Plusieurs camarades appréciaient néanmoins son ingéniosité et jugeaient favorablement son choix de vie. Parmi ceux-ci, il faut compter Luigi Fabbri qui, comme d'autres, reprochait cependant à Berneri le caractère âprement polémique de ses dures attaques contre les groupes et les personnalités du fuoriuscitismo (1) qui, s'éloignant du programme malatestien de l'Unione Anarchica Italiana, discouraient sur l'individualisme, s'engageaient dans la Ligue des droits de l'homme d'inspiration maçonnique, se rangeaient du côté des plate-formistes russes de Makhno et d'Archinov ou du côté des confusionnistes de l'organisation communiste anarchiste française. Berneri, au fond, ne pouvait compter sur l'estime que d'un très petit nombre. Malgré ses capacités, il ne trouva jamais l'argent nécessaire à la publication d'un journal dont il aurait été le rédacteur et l'inspirateur, sauf en Espagne en octobre 1936 ou à l'occasion de la parution de quelques numéros uniques. Si Berneri ne s'était pas déclaré disponible pour collaborer à l'Adunata dei Refrattari, il n'aurait pas eu les moyens de se faire entendre, même si la rédaction se servait de ses articles pour combattre les hérésies dont il parlait et qui circulaient, déformées et confuses, dans le milieu du fuoriuscitismo. Les seules brochures qu'il put faire publier traitaient de sujets que l'Adunata dei Refrattari ou ses émissaires voyaient d'un bon œil (comme "l'idolâtrie ouvrière" ou "l'espionnage fasciste à l'étranger"). Tout cela cependant ne rend pas entièrement compte des résistances que Berneri rencontra au cours de son existence et qu'il n'arriva jamais à vaincre.
Il ne deviendra quelqu'un qu'avec la révolution espagnole, et tout particulièrement après sa fin tragique, et non parce qu'on comprit la véritable portée de ses propos, aujourd'hui encore sous-estimés, sinon partiellement ou totalement inconnus, mais parce que le mouvement italien avait besoin d'un héros pour se faire valoir dans sa lutte contre la dictature stalinienne.

(1) On désignait par ce terme les antifascistes italiens réfugiés à l'étranger.

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Messagede Lehning le Dim 20 Nov 2022 19:04

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Messagede Lehning le Dim 20 Nov 2022 19:34

C'est dans un milieu si peu favorable à son égard, après la constitution de la II° République espagnole, et tout particulièrement après les élections de février 1936 qui donnèrent la victoire aux partis du Front populaire grâce à l'appui électoral des anarcho-syndicalistes, que Camillo Berneri souleva une nouvelle fois et bruyamment -nous l'avons dit- certaines questions qui égratignaient sensiblement les principes traditionnels de l'anarchisme. Berneri était convaincu qu'il fallait sérieusement critiquer tous les camarades qui en étaient restés à une interprétation, à ses yeux tout à fait superficielle, de l'œuvre kropotkinienne, qui, incapables de pénétrer dans la pensée de ce théoricien, privilégiaient une approche naturaliste et positiviste de l'anarchisme, l'indétermination et la rigidité d'un système centré, entre autres, sur une croyance utopique en les capacités instinctives des masses. Berneri, en revanche, pensait avoir repéré les aspects les plus valables et les plus actuels dans une lecture critique de Kropotkine. Le caractère très actuel de ce théoricien apparaissait dans l'étude approfondie qu'il avait faite de la Révolution française où il avait décelé des éléments libertaires et critiques assez intéressants à partir de faits et non pas d'aspirations idéologiques abstraites ; dans la largeur et la souplesse de ses points de vue, aussi ; dans sa dénonciation symptomatique et pédagogique du dogmatisme ; dans l'effort fait pour dépasser toute limitation à la vérité ou des vérités par le choix fédéraliste et communaliste.

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Messagede Lehning le Dim 20 Nov 2022 19:57

Partant de l'étude fédéraliste de Carlo Cattaneo, c'est-à-dire de l'écrivain de renom le plus méconnu de la culture politique italienne, vers lequel l'avait dirigé Salvemini, Berneri aboutissait au fédéralisme de Kropotkine et cherchait à élaborer une plate-forme pluraliste riche d'ouvertures à des expériences novatrices. De là, il se penchait sur les vicissitudes de l'après-guerre en Italie et les aspects multiples de la révolution russe, de la malheureuse tentative spartakiste ou de la tentative révolutionnaire hongroise, découvrant partout de précieuses indications.
Il se rendait compte, de ce fait, de l'inconsistance de toute forme de séparation entre lutte politique et lutte économique et, conforté par les positions du Kropotkine de 1920, il voyait dans le régime des soviets la formule antiétatique la plus adaptée à la naissance d'un ordre nouveau, ordre fondé sur un système de représentation et de direction qui permette la participation de l'ensemble des masses travailleuses. De là son choix de la forme syndicale comme base première d'une transformation sociale et d'un élargissement à un système révolutionnaire de type assembléaire ; de là ses tentatives de porter remède à la grave crise de l'anarcho-syndicalisme et le retour à la conception bakouninienne du mouvement anarchiste en tant que minorité agissante d'un mouvement général de masse.

Mouvement que Berneri voit porteur d'avenir pendant les périodes révolutionnaires mais vis-à-vis duquel il ne nourrit pas la fausse idolâtrie des bolcheviks.

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Messagede Lehning le Dim 20 Nov 2022 20:06

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Messagede Lehning le Lun 21 Nov 2022 15:55

"L'anarchisme, écrivait-il en 1932 (1), s'il veut agir dans l'histoire et devenir créateur d'histoire, doit avoir foi dans l'anarchie en tant que possibilité sociale qui se réalise par des approximations progressives, c'est-à-dire qu'il doit agir dans la réalité quotidienne, se tromper et se corriger, chuter et se relever, fécondé par l'expérience antiétatique de l'auto-démocratie dans le domaine de l'administration coopérative et communale, essayer des systèmes nouveaux et antiautoritaires, répondre aux nécessités du temps sans s'arrêter devant la crainte de l'erreur. Puisque l'histoire est synthèse et opposition... Le régime des soviets est le système d'auto-administration populaire, et il répond aux besoins fondamentaux de la population privée des organisations administratives étatiques.

Ce système peut permettre la reprise de la vie économique compromise par le chaos insurrectionnel et servir de base à la formation d'un nouvel ordre social ; il peut représenter ainsi une gymnastique profitable d'auto-administration afin de préparer le peuple à une plus grande autonomie. La tâche des anarchistes dans les soviets est de sauvegarder leur caractère spontané, autonome, extra-étatique. Les anarchistes doivent faire en sorte que le soviet garde son caractère administratif et ne devienne pas un organisme politique destiné, dans ce cas, à accoucher d'un Etat centralisé et de la dictature du parti prédominant... Reste bien entendu que les anarchistes considèrent le soviet comme un système transitoire, dépassable, et qu'ils n'hésiteront pas à s'y opposer s'il dégénère en instrument dictatorial et centralisé." Le "soviétisme" est présent dans les écrits des premières années de militantisme anarchiste de Berneri. En même temps qu'un intérêt pour les problématiques associatives, qu'un sens prononcé pour l'organisation et du concret dans l'intervention politique face aux problèmes de l'époque, que l'évidente absence de références idéologiques absolues, de méfiance superflue ou d'hostilité négative envers le mouvement ouvrier, le soviétisme est, déjà alors, à la base de son anarchisme critique. "J'entends par anarchisme critique, écrivait-il en 1922, un anarchisme qui, sans être sceptique, ne se contente pas des vérités acquises, des formules simplistes, un anarchisme idéaliste et en même temps réaliste, bref un anarchisme qui greffe des vérités nouvelles sur le tronc des vérités fondamentales tout en sachant tailler ses vieilles branches. Il ne s'agit pas de faire œuvre facile de démolition, de néant hypercritique, mais de donner des innovations enrichissantes au patrimoine original qui apportent des forces et des charmes nouveaux". (2)

(1) C. Berneri: "Sovietismo, anarchismo, anarchia", dans l'Adunata dei Refrattari, 15 octobre 1932, et maintenant aussi dans ce recueil, sous le titre: "Le soviet et l'anarchie".

(2) Dans Pagine Libertarie (Milan), 20 novembre 1922.

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Messagede Lehning le Lun 21 Nov 2022 17:15

C'est donc au fond de cette conception, à ses yeux toujours valable, de l'anarchisme qu'il se réfère en avril 1936 quand, réexaminant le problème électoral, il affirme qu'il n'est pas toujours opportun que les anarchistes fassent de la propagande abstentionniste. Et c'est seulement par plaisir de scandaliser encore davantage les gourous de l'idéologie que, par la suite, accusé de n'avoir rien compris à l'anarchisme et invité à réviser les textes sacrés, il répond: "Le rappel aux principes ne me fait ni chaud ni froid, parce que je sais que sous ce terme on trouve des opinions d'hommes et non de dieux, opinions valides pour un temps seulement, vu que les principes immuables "ne sont légitimes que dans le cas des sciences expérimentales"." Et il insiste sur le fait qu'un anarchiste ne peut que détester les systèmes idéologiques fermés (théories qui s'appellent doctrines) et ne peut donner aux principes qu'une valeur relative. (1) En d'autres termes, Berneri n'entend nullement renoncer au patrimoine de l'anarchisme. Il veut simplement dénoncer le dogmatisme confortable de ceux qui ont transformé l'idéal en une doctrine sectaire, en une immuable série d'articles de foi qui empêchent toute rénovation critique du mouvement.

(1) "Astensionismo e anarchismo", dans l'Adunata dei Refrattari, 25 avril 1936.

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Messagede Lehning le Lun 21 Nov 2022 17:30

Pendant cette période, Berneri fixa par écrit quelques réflexions qui nous éclairent sur le sens de l'expression "anarchiste sui generis" qu'il utilisait pour se définir et qui furent publiées seulement en 1952. Celles-ci expliquent encore plus clairement les choix de Berneri: il se voulait adversaire de toute vérité révélée. (1)

(1) "Irrazionalismo e anarchismo", dans Volontà (Napoli), a, IV, 1952, p. 90-94.

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Messagede Lehning le Lun 21 Nov 2022 18:03

Camillo Berneri ne fut pas compris, et ses réflexions provoquèrent une levée de boucliers presque générale au sein du mouvement anarchiste international. Toute discussion fut étranglée, précisément au nom de la référence aux principes qu'il avait dénoncés. Berneri fut littéralement submergé par les protestations, et contraint à suspendre sa réflexion par l'intervention successive des "purs", parmi lesquels certains, en réalité, adoptaient couramment des comportements ouvertement élitistes dans leur propre milieu: ils justifiaient leur position privilégiée en la qualifiant de crédibilité morale, inévitable et cependant légitime. D'autres, face aux évènements d'Espagne des mois suivants, abandonneront leur pureté proclamée et se laisseront entraîner sans recul critique sur la pente du révisionnisme dégradant.

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Messagede Lehning le Lun 21 Nov 2022 18:14

Voilà les problèmes autour desquels tourne la production politique et théorique de Berneri. La recherche de solutions réalistes à ces problèmes contribue à enrichir son militantisme, justifie ses erreurs et parfois ses attitudes impétueuses et provocantes, et enfin explique son "révisionnisme" anarchiste.

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Messagede Lehning le Lun 21 Nov 2022 18:24

Craignant et refusant l'immobilisme dogmatique et sectaire, il cherche au fond à redonner vigueur, mouvement et actualité à un parti en passe d'abandonner tout projet réel et concret d'avenir, qui s'enferme dans le refus du présent et du possible et reste de ce fait enchaîné au passé. En d'autres termes, répétons-le, son souci de coller à l'actualité conduit Berneri à concevoir un mouvement large, capable de formuler un programme correspondant aux temps, aux lieux et traditions de chaque pays: un programme italien, français, espagnol, suédois, etc. ; un mouvement disposé à se doter d'une stratégie répondant à la complexité et à la diversité des mouvements politiques et sociaux auxquels il est confronté.

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Messagede Lehning le Lun 21 Nov 2022 18:31

Par conséquent, il ne refuse jamais les échanges d'idées, les approches différentes des problèmes, la réélaboration des théories, avec tout mouvement visant, même marginalement, l'égalité sociale. Dans les écrits de ses années d'exil, il cherche à affronter tous ces problèmes en mettant au point une analyse qui parte des éléments du présent pour éclairer de façon réaliste l'avenir, en faisant apparaître une transformation sociale progressive comme éventuellement possible.

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Messagede Lehning le Lun 21 Nov 2022 18:43

On le sait, le 19 juillet 1936 les masses prolétariennes espagnoles réagirent au soulèvement des généraux et conservèrent à la république une grande partie du territoire métropolitain.
Faute d'autre possibilité -soit qu'on n'en ait trouvé aucune, soit qu'on l'ait écartée face à l'explosion soudaine du drame et à l'absence objective d'un programme libertaire réaliste, capable de porter remède aux cassures produites par la guerre civile et la révolution en cours- la situation de départ suggéra d'accepter la collaboration. Pendant la période de la guerre de mouvement et de fervent changement révolutionnaire, l'accord parut opportun et politiquement fonctionnel. Rien ne parut pouvoir entraver la stratégie improvisée par les anarchistes, renforcée par l'illusion du nombre et par la conviction erronée que la victoire sur la réaction était proche.

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Messagede Lehning le Lun 21 Nov 2022 19:16

Mais la faillite, pour des raisons diverses, de ces espoirs, et la transformation du conflit en guerre de positions remirent tout en question. Ainsi la F.A.I. et la C.N.T. furent poussées sur la pente glissante de l'anarchisme gouvernemental. Le prolongement de la guerre et les intérêts des puissances européennes que le conflit mettait directement ou indirectement en jeu compliquaient encore une situation internationale déjà difficile. Sur le front intérieur, l'enthousiasme s'atténuait ou s'éteignait face aux difficultés objectives et subjectives rencontrées par les organismes révolutionnaires, confrontés à l'inexistence d'un programme d'action libertaire qui n'éparpille pas l'effort C.N.T.-F.A.I. en mille directions et en des discussions interminables et souvent négatives. Au début de 1937, la C.N.T. discutait encore de l'opportunité de se réorganiser sur la base des syndicats d'industrie. La propagande anarchiste des années précédentes, d'ailleurs, ne se fondait pas sur des données ou des faits historiquement fondés qui auraient permis alors d'établir des programmes, d'étudier de nouveaux problèmes ou d'apporter des réponses appropriées à la stratégie réactionnaire de la droite et aux tentatives de la gauche de brider la révolution.
La propagande anarchiste était riche en nouvelles émouvantes ou en œuvres lyriques discutables fondées sur l'espoir et sur la foi, mais pauvres en études, par ailleurs peu diffusées. Le mouvement libertaire espagnol avait montré qu'il manquait de rigueur non seulement au cours des évènements de 1933, par le choix qu'il fit au moment des élections politiques, mais aussi par son attitude au moment des évènements d'octobre 1934, son affaiblissement rapide au cours du bienio negro, son comportement équivoque et peu courageux au moment des élections frontistes de février 1936. Il n'y a donc pas à s'étonner de son dérapage, en particulier à partir d'octobre 1936, qui l'amena à réduire la portée de son programme et de son organisation politique et syndicale, qu'il plaça sous l'aile protectrice de la "loi".
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Re: Camillo BERNERI: Oeuvres choisies

Messagede Lehning le Lun 21 Nov 2022 19:40

Dans les journées qui suivent immédiatement l'explosion populaire du 19 juillet 1936, Camillo Berneri se rend à Barcelone pour prêter ses bras et sa tête à la révolution. Peu renseigné sur la consistance réelle du mouvement libertaire espagnol, ébloui lui aussi par sa force numérique et par l'enthousiasme initial de ses membres, Berneri approuve la constitution du Comité central des milices antifascistes de Catalogne, un genre de gouvernement de front populaire, en fait, et disposé à se transformer progressivement en un conseil de la Généralité, c'est-à-dire, même du point de vue formel, en un gouvernement régional. Dès septembre, le glissement vers une politique gouvernementale catalane prépare la voie à la formation d'un gouvernement central où la C.N.T. ait pleinement voix au chapitre, et annonce la transformation fonctionnelle et conceptuelle du mouvement libertaire espagnol. Dès le 24 octobre 1936, le conseil de la Généralité décrète la militarisation des milices.

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Re: Camillo BERNERI: Oeuvres choisies

Messagede Lehning le Lun 21 Nov 2022 20:17

Jusqu'à ce moment-là, Berneri était convaincu du caractère irréversible de la révolution. Et comme la réalité politique avait déjà réussi à l'éloigner d'une vision d'ensemble détachée des évènements, qu'il était accaparé par mille problèmes organisationnels de tous les jours, il continua à se bercer d'illusions, transformant ses convictions précédentes en espoir d'un brusque virage radical. Les difficultés du passage de la société bourgeoise à la nouvelle société révolutionnaire le tourmentaient et le poussaient souvent à avancer des propositions, à émettre des protestations et à formuler des projets rejetés par une réalité qui, jour après jour, se consolidait. De toute évidence, Berneri ne se rendait pas compte que l'erreur se situait au départ et qu'elle résidait dans les limites théoriques et le simplisme stratégique et tactique du mouvement espagnol. Mouvement qui n'avait pas, en tant que tel, trouvé de solution de rechange valable à la politique imposée par les évènements dès les 19-20 juillet à une F.A.I/C.N.T. désemparée, politique que Berneri avait approuvée ou qu'il n'avait de toute façon pas critiquée.
Ses études et ses réflexions, de même que les recommandations de Malatesta, les considérations de Cornelissen, les indications de Rocker et de quelques autres camarades, n'avaient eu ni la possibilité ni le temps de faire leur chemin pour déboucher sur les solutions concrètes et définitives que réclamait juillet 1936.
L'effort de quelques-uns n'avait pas obtenu de résultats décisifs et n'avait pas réussi à entraîner le mouvement. La lutte que Berneri mena en Espagne non seulement resta isolée, incomprise par ses camarades et donc étrangère à la réalité, mais accoucha aussi d'espoirs que le mouvement ne réussit pas à transformer en programme. Elle resta le fruit de cette passion politique et de ces illusions idéologiques qui, peu auparavant, auraient fait naître chez lui un sentiment d'isolement, mais qui alors, face à l'indifférence et à l'aveuglement de camarades uniquement soucieux du moment présent, le précipitèrent dans un cercle vicieux de vaines tentatives de rupture.

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Messagede Lehning le Lun 21 Nov 2022 20:38

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Re: Camillo BERNERI: Oeuvres choisies

Messagede Lehning le Sam 26 Nov 2022 20:37

Berneri voyait dans les évènements espagnols l'éclosion d'une révolution sociale qui aurait eu des répercussions partout. La constitution d'un contingent antifasciste italien engagé dans la guerre civile à côté d'anarchistes aurait dû servir de catalyseur et de stimulant au fuoriuscitismo dont il ne doutait pas qu'il serait galvanisé par la nouvelle expérience révolutionnaire. Bref, l'Espagne pouvait devenir ce que la Russie d'après-guerre n'avait pas été. Pour cela, Berneri, à côté des tâches multiples assumées au sein du Comité de défense de la F.A.I. à Barcelone (1), s'engagea dans une double et fondamentale action. Sa correspondance nous le montre en quête parmi les fuoriusciti d'hommes préparés militairement et influents politiquement dans le monde de l'antifascisme. La correspondance révèle aussi son intention d'appeler en Espagne des techniciens qualifiés pour participer à la construction du nouveau monde des collectivités, autrement dit pour l'industrie que la naissance puis le développement de celles-ci réclamaient.

(1) Cf. à ce propos la lettre adressée par Berneri à la section italienne de la colonne Ascaso, non datée, mais de novembre 1936, dans Berneri, Epistolario, (op. cit.), p. 40-43.

Photos: Berneri ; Ascaso:
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