de Lehning le Dim 20 Nov 2022 17:41
A partir d'un réexamen des évènements internationaux (révolution russe, écrasement des aspirations révolutionnaires en Allemagne, avancée et affirmation du fascisme en Italie et incapacité des masses, subjuguées par les chefs sociaux-démocrates, à y apporter une réponse adéquate) ; à partir de l'interprétation de l'anarchisme comme unité dialectique de la théorie et de la pratique, de la volonté et de la réalité historique, et comme rencontre entre l'hypothèse révolutionnaire et la volonté agissante de la grande majorité de la population, Malatesta en arrivait à reconsidérer l'anarchisme révolutionnaire comme un processus graduel rendant compte des difficultés de la transformation sociale. Il refusait l'utopie du "tout, tout de suite" et exhortait les anarchistes à se pencher sur les problèmes sociaux afin qu'ils n'affrontent pas démunis les crises révolutionnaires et évitent ainsi les vides de pouvoir que les autoritaires se dépêcheraient de combler, comme cela s'était vu en Russie. Il dénonçait donc la théorie du chaos créateur et mettait pratiquement en doute les capacités révolutionnaires des masses sur lesquelles se fondaient les délibérations de Saint-Imier. Ces dernières considérations de Malatesta n'eurent dans le mouvement anarchiste qu'un écho limité, marginal, soit à cause des difficultés de l'époque, soit parce qu'elles avaient été présentées avec une modération avisée par ceux qui connaissaient parfaitement les blocages du mouvement et n'entendaient pas perdre toute crédibilité ou provoquer des fractures irrémédiables. Le plus clair des discours prononcés par Malatesta sur ces problèmes date de 1931, c'est-à-dire d'une des périodes les plus difficiles pour le mouvement anarchiste international. Il énumérait les côtés dépassés des théories kropotkiniennes et soutenait, contrairement aux rêveurs, que "la révolution ne peut pas commencer par le communisme ou alors il s'agirait, comme en Russie, d'un communisme de couvent, de galère ou de caserne, pire que le capitalisme lui-même. Elle doit réaliser tout de suite ce qu'elle peut et faire attention à ne détruire que les choses qu'il est possible de remplacer par quelque chose de mieux. On procédera ensuite à l'organisation du communisme et de toutes les autres formes, multiples et variées, de vie sociale que les travailleurs éclairés par l'expérience préféreront". (1) Mais Malatesta n'affrontait pas avec des arguments exhaustifs la question du rôle des anarchistes pendant la période transitoire. Pour lui, les anarchistes devaient rester l'âme des masses, comme si l'expérience n'avait pas déjà montré que les masses pouvaient participer de gré ou de force à l'isolement et à l'extermination de l'opposition libertaire à laquelle procéderait sans faute le nouveau pouvoir "révolutionnaire" une fois que les limites de la conscience politique des masses travailleuses lui auraient permis d'exister. La Russie, le fascisme, l'énorme puissance étatique qui s'affirmait partout dans le monde, redimensionnant la vie des hommes, bouleversant les principes et renversant les forces politiques jusque-là considérables, étaient lourdes d'enseignements que Malatesta ne voulut pas prendre en considération. La conception bakouninienne de la dictature secrète restait ancrée en lui et l'empêchait de tirer les conclusions que sa méfiance vis-à-vis des capacités révolutionnaires des masses et sa conviction qu'il existait des limites infranchissables à la diffusion de l'anarchisme et de l'organisation anarchiste dans la société de son époque lui suggéraient ; comme elle l'empêchait d'apercevoir et d'approfondir la seule voie possible pour une intervention politique sérieuse et efficace du mouvement anarchiste dans la société. Cette voie, c'était celle du travail systématique de propagande théorique, mais encore la participation à des opérations concrètes, à des interventions politiques, à des alliances ; une solution organisationnelle visant à doter le mouvement d'un programme adapté aux temps et aux lieux, qui soit en elle-même une réponse aux problèmes du rapport majorité/minorité avant même que soit posé celui du rapport minorité/masses. De toute façon, le nouveau discours politique de Malatesta s'adressait à des sourds. Le mouvement était accaparé par de tout autres problèmes et ne prit pas en compte la "provocation" malatestienne, ou alors il estima préférable de ne pas répondre au "révisionnisme" du vieil anarchiste. Malatesta était bien évidemment un mythe, et il était impensable pour quiconque de porter contre lui des accusations de modération ou de relâchement.
Et cela d'autant plus que le discours de Malatesta se prêtait à une certaine souplesse d'interprétation, du moment qu'il ne s'attaquait pas, dans ses conclusions, aux principes de la tradition établis à Saint-Imier.
(1) Cf. Malatesta: "A proposito di revisionismo", dans l'Adunata dei Refrattari (New York), 1er août 1931, et maintenant dans E. Malatesta: Scritti (op. cit.) vol. III, p. 390-398. Pour le discours sur Kropotkine, voir aussi p. 368-379.
Photos: Malatesta ; Kropotkine:
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