Un vent libertaire sur la géographiePar Philippe Pelletier Géographe spécialiste du Japon, directeur scientifique du Festival international de géographie de Saint-Dié -des-Vosges. 3 octobre 2013 à 18:06
http://www.liberation.fr/monde/2013/10/ ... hie_936784Géographie et anarchisme sont historiquement reliés par une histoire peu connue mais essentielle qui remonte à la seconde moitié du XIXe siècle et implique des géographes comme Elisée Reclus et Pierre Kropotkine qui furent également des militants et des penseurs anarchistes de premier plan. Avec d’autres géographes anarchistes, comme Léon Metchnikoff, Charles Perron ou Mikhail Dragomanov, ils ont participé à la constitution du mouvement anarchiste au cours des années 1880 en Europe, à l’issue de la décomposition de la première Association internationale des travailleurs.
Cette convergence n’est pas une coïncidence car la théorie et la pratique anarchistes offrent des points communs avec la géographie, sans que l’une ne soit inféodée à l’autre. Ces géographes ont vu dans l’espace et l’aspiration communaliste ou fédéraliste des leviers pour l’émancipation tant individuelle que collective. Même si les principaux théoriciens anarchistes de la génération précédente comme Pierre-Joseph Proudhon ou Michel Bakounine se sont davantage intéressés à la sociologie ou à la politologie, une grande partie de leur œuvre peut être analysée sous un angle géopolitique.
Alors que Marx et les marxistes sont attirés par l’histoire et donc par le temps, les anarchistes sont sensibles à l’espace et donc aux milieux. La liberté a besoin d’air. L’histoire semble plus manipulable, plus imposante, y compris avec son «devoir de mémoire». L’espace peut être cerné, mais il y a toujours des êtres humains qui brisent la cage. La tâche n’est pas finie car si le Mur a chuté à Berlin, on le retrouve le long du Rio Grande, en Palestine, à Ceuta, à Chypre, à Panmunjom ou ailleurs - la liste en est longue… Mais aucun barbelé, aucune barrière n’empêcheront les miséreux de gagner les lieux de richesse ou la liberté.
La vision marxiste apparaît comme téléologique pour les géographes anarchistes avec sa succession programmée des modes de production conduisant inévitablement au communisme. Reclus et Kropotkine soulignent en revanche, dès la fin du XIXe siècle, que l’évolution du capitalisme, loin de se réduire à une concentration du capital industriel et financier aux mains de quelques grandes entreprises privées, voit aussi se multiplier les petites et moyennes entreprises, et se maintenir la paysannerie.
Selon eux, ce processus repose non seulement sur la propagation de l’énergie électrique permettant une localisation diffuse mais aussi sur l’essor des classes moyennes. Contrairement à l’analyse marxiste qui schématise l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat, les géographes anarchistes prennent en compte l’existence de ces nouvelles classes, déjà annoncées par Proudhon, comme compliquant le jeu de forces économiques, politiques et idéologiques. Quant au marché, il se diversifie à l’échelle mondiale dans une compétition opposant de nouveaux pays. Reclus annonce ainsi le déclin du Royaume-Uni et l’émergence de la Chine.
La sensibilité des géographes anarchistes à l’espace et aux milieux correspond à leur expérience. Leur refus du chauvinisme des nations ou des petites patries s’accompagne d’un goût pour le voyage, choisi ou imposé (Reclus, Kropotkine et Metchnikoff ont parcouru le monde, mais furent aussi des exilés politiques), qui leur permet, au-delà des bibliothèques, de prendre charnellement connaissance des peuples, de leur diversité mais également de leur communauté. Le contact avec «la saine nature», comme l’appelait Reclus, favorise la dimension poétique et esthétique inhérente à tout individu et société. Ils ne la voient pas comme quelque chose à mettre sous cloche. Reclus n’est pas «urbaphobe» puisque la ville peut être le lieu de la misère et de la culture. Dans leur adhésion au darwinisme pour qui tout est évolution, la «lutte pour l’existence» est contrebalancée par «l’aide mutuelle» ou «l’entraide» au sein des espèces et entre elles.
Reclus, Kropotkine et Metchnikoff combattent résolument les idées de Malthus, estimant que son discours sur la finitude n’est qu’un moyen pour la bourgeoisie et les Etats de refuser le partage des richesses produites par les travailleurs. Il faut gérer rationnellement les ressources, dont la principale cause de gaspillage tient à la propriété privée et à sa loi du marché. Kropotkine estime que les premiers socialistes ont fait fausse route en bâtissant leur projet sociétaire sur la production, alors qu’il faut partir de la consommation : réfléchir sur les besoins et s’organiser en conséquence.
Enfin, la géographie de ces anarchistes s’appuie sur deux piliers de la vie sociale, économique et politique : la commune et la fédération des organismes socio-économiques. Nul doute que le communalisme du XXe siècle, dont Kropotkine fait remonter l’idéal émancipateur aux cités libres du Moyen Age prolongé jusqu’à la Révolution française ou à la Confédération helvétique, les ait inspirés, malgré la répression de la Commune de Paris (1871) qui signe aussi l’échec de la première Internationale.
Mais la commune, le local, le petit ne suffisent pas, sous peine d’égoïsmes locaux ou d’entropie : il faut l’échange, le lien, le fédéral sous la forme de contrats synallagmatiques (obligation réciproque entre les parties) et commutatifs (équivalence des charges, des droits et des devoirs). Ces contrats reposent sur le mandat impératif (interdit par la Constitution française) et révocable. Face au chaos actuel du désordre mondial et l’échec des alternatives - la social-démocratie sclérosée, le communisme d’Etat dictatorial, le nationalisme révolutionnaire césarien ou l’écolocratie politicienne -, une génération redécouvre la pensée et l’action de ces géographes anarchistes. Des géographes se regroupent internationalement en réseau - le Réseau de géographes libertaires (RGL) - pour les faire connaître et actualiser leur pensée.
Simultanément, la majorité des mouvements sociaux de par le monde ont une pratique géographique : occupation des places publiques avec les Indignés et lors des soulèvements en Tunisie, Egypte et Turquie ; réappropriation des lieux communs comme en Grèce ; zones à défendre contre des projets inutiles comme à Notre-Dame-des-Landes ou dans la vallée de Suse ; organisation de circuits économiques courts ou différents avec les Amap ou les SEL (système d’échanges locaux). Que ce soit à Oaxaca au Mexique ou à Port-Saïd, le communalisme reste vivant… De la convergence d’une pensée géographique libre avec ces actions inscrites dans l’espace peut s’épanouir un nouvel espoir d’émancipation.
Auteur de «Géographie et Anarchie, Reclus, Kropotkine, Metchnikoff», Editions du monde libertaire et Editions libertaires.
Par Philippe Pelletier Géographe spécialiste du Japon, directeur scientifique du Festival international de géographie de Saint-Dié -des-Vosges.