Avez-vous un avis sur tout ? Savez-vous vraiment quoi penser de cette affaire des caricatures de Charlie Hebdo, du machisme des joueurs de foot ou du mariage homosexuel ? Pour la plupart, nous n’avons pas d’idée figée, a priori sur ces sujets, nous ne demandons qu’à en parler, qu’à être éclairés, qu’à en débattre. Oui mais avez-vous aussi remarqué, trop souvent, la bataille des idées n’a pas lieu, faute de combattant. Difficile de trouver une idée à la fois neuve et recevable sur tous ces sujets... Recevable, c’est une façon de dire politiquement correcte car, sachez-le, nous sommes tous d’abord contraints par cette police idéologique subliminale. Bref, Difficile d’entendre, dans les débats publics, la petite musique d’une intelligence différente. Très vite, les leaders d’opinion se saisissent du sujet, ils passent au grand journal et finissent par se répondre les uns aux autres. Les camps se dessinent : les pour, les contre. Les journalistes s’en mêlent et, à la fin, la loi est votée. N’avez-vous pas remarqué que, de plus en plus, certains arguments sont usés jusqu’à la corde, resservis à l’infini, et sans rougir, à tout bout de champ ? C’est un petit miracle, d’un bout à l’autre des cafés de la poste en France et sur les plateaux de télévision, on retrouve les mêmes exemples, mêmes arguments reproduits à l’infini, comme dans une galerie des glaces, jusqu’à ce qu’épuisé, limé, délavé, le sujet se close sur lui-même, se boucle.
Chacun a pu remarquer, au sujet des opinions communes, que chacun les subit et que personne ne les forme. Un citoyen, même avisé et énergique quand il n'a à conduire que son propre destin en vient naturellement et par une espèce de sagesse à rechercher quelle est l'opinion dominante au sujet des affaires publiques. "Car, se dit-il, comme je n'ai ni la prétention ni le pouvoir de gouverner à moi tout seul, il faut que je m'attende à être conduit; à faire ce qu'on fera, à penser ce qu'on pensera." Remarquez que tous raisonnent de même, et de bonne foi. Chacun a bien peut-être une opinion mais c'est à peine s'il se la formule à lui-même ; il rougit à la seule pensée qu'il pourrait être seul de son avis.
Le voilà donc qui honnêtement écoute les orateurs lit les journaux enfin se met à la recherche de cet être fantastique que l'on appelle l'opinion publique "La question n'est pas de savoir si je veux ou non faire la guerre." Il interroge donc le pays. Et tous les citoyens interrogent le pays, au lieu de s'interroger eux-mêmes
Les gouvernants font de même, et tout aussi naïvement. Car, sentant qu'ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps va les mener. Et il est vrai que ce grand corps regarde à son tour vers le gouvernement, afin de savoir ce qu'il faut penser et vouloir. Par ce jeu, il n'est point de folle conception qui ne puisse quelque jour s'imposer à tous, sans que personne pourtant l'ait jamais formée de lui- même et par libre réflexion. Bref, les pensées mènent tout, et personne ne pense. D'où il résulte qu'un État formé d'hommes raisonnables peut penser et agir comme un fou. Et ce mal vient originairement de ce que personne n'ose former son opinion par lui-même ni la maintenir énergiquement, en lui d'abord. et devant les autres aussi. »
Problématique.
Qu'est ce que l'opinion? Est-elle d'abord une prise de parti personnelle, ou plutôt un mode de penser impersonnel? Y a-t-il un fonctionnement de la pensée qui soit en quelque sorte plus collectif qu'individuel? Il est tout de même assez étrange que nous présentions le plus souvent l'opinion comme "personnelle" alors qu'elle est d'abord une sorte de magma de pensée collectif dans lequel nous sommes de prime abord plongé. Nous avons pris l'habitude que d'autres pensent à notre place et quand une décision importante doit être prise, notre réflexe est souvent d'aller consulter ce que d'autres pensent avant que de nous demander ce que nous en pensons nous-mêmes. Alain met en cause une paresse de la pensée, et cette tentation constante d'un repli frileux dans l'opinion commune. Il met en évidence ce que Heidegger appelle le On qui s'exprime par la voix de l'opinion. Amiel dit dans le même sens que le On a trois voix : l'opinion, les mœurs, la mode. Le On pense et décide par avance si bien que je puis me dispenser de penser et de décider par moi-même.
Cependant, il est important de différencier l'opinion comme pensée collective (qui donne aussi la rumeur), de l'opinion publique comme voix d'expression de la volonté générale. Il est essentiel dans une démocratie que la volonté générale s'exprime, que l'opinion en ce sens soit consultée, écoutée, car c'est aussi la voix du peuple. La démocratie est un système politique qui met l'autorité du pouvoir entre les mains de la volonté générale. S'il existe un "parle-ment", c'est bien pour que l'on parle, pour que l'opinion s'exprime, mais attention, s'exprime dans sa diversité, non pas dans une simple moyenne de l'opinion dominante qui servirait de norme sans qu'aucune discussion soit possible. Alain revendique l'indépendance d'esprit pour la pensée, l'indépendance du jugement, le souci de fonder ce que nous pensons devant nous-même, plutôt que de constamment aller consulter une autorité extérieure, et en plus cette autorité imaginaire qu'est "l'opinion publique". Qui peut désigner cette chose "l'opinion publique"? Ce n'est qu'un être de raison. L'essentiel, c'est ce que chacun d'entre nous pense, que nous ne nous laissions pas manipuler par une pensée qui n'est pas nôtre, que nous ne tombions pas dans un conformisme passif, mais que nous possédions une autonomie de jugement. .