Rencontre avec Catherine Camus, fille d'Albert Camushttp://www.cesar.fr/catherine-camus-317-2013« Même ma mort me sera disputée. Et pourtant, ce que je désire de plus profond aujourd’hui est une mort silencieuse, qui laisserait pacifiés ceux que j’aime. »
Albert CamusPas de manifestation officielle, pas de partage culturel national autour du Centenaire d’Albert Camus (1913-1960), l’auteur de L’Etranger, Le Mythe de Sisyphe ou d’Actuelles, dont l’œuvre est traduite en soixante langues. Mais aux quatre coins de la France et de par le monde, une myriade d’initiatives. On dira que cela correspond mieux à l’esprit libertaire de Camus, mais quand même. D’autant que la grande exposition prévue par Marseille-Provence Capitale européenne de la Culture a avorté.
Il était donc l’heure d’aller rencontrer celle qui, avec pudeur et humilité, s’occupe de la vie des œuvres de son père. Catherine Camus a accepté de nous recevoir dans la fameuse maison de Lourmarin, celle que les habitants du cru refusent de vous indiquer afin de la protéger des indiscrets. Extraits d’une très longue conversation ponctuée de beaucoup de rires.
Deux mots sur ce lieu. Votre père qui fréquentait René Char à l’Isle sur Sorgues a acheté cette maison et en a fait la surprise à sa famille ?
Il l’a trouvée en septembre 1958. Il nous a amenés ici. Je me souviens d’un jour de septembre brumeux, très doux, et de la grande rue de Lourmarin qui était paysan à l’époque. Il a demandé si l’on regretterait la mer. Mon frère a dit non, moi j’ai dit oui. Puis il a acheté la maison et l’a entièrement arrangée avant de nous faire venir. Il y avait tout, rideaux, lits, draps, tasses, assiettes, meubles.
Il avait tout conçu avec des artisans et des brocanteurs. C’était un cadeau magnifique, irréel pour nous qui avions été élevés sans superflu.
Qu’est-ce qui lui plaisait dans cette maison ?
Elle possède une vue magnifique. On y ressent un sentiment de respiration, de beauté. Et pour lui, la mer était derrière les montagnes et, derrière la mer, il y avait l’Algérie.
Lorsqu’on évoque Albert Camus, il y a le mythe. Mais pour vous, il y a le père. Comment le décrire ?
C’était quelqu’un de rassurant. De juste. De sévère. D’éthique. Et de tendre.
Des tonalités que l’on retrouve dans ses écrits si l’on estime qu’Albert Camus, ça grandit le lecteur, ça apaise, ça suscite des interrogations ?
En effet, ce n’est pas lui qui répond à votre place. Mon père nous posait des questions. Il nous mettait devant qui on était, ce qu’on avait fait. Il nous demandait ce qu’on en pensait. Il m’a appris à ne pas mentir. Le mensonge est mortifère, il tue la vie. On était libres et responsables. C’est sûr que c’est fatigant. C’est pour cela que beaucoup de gens n’ont pas envie d’être libres. Cela suppose un état d’alerte permanent.
La liberté sans responsabilité n’existe pas. Sinon vous êtes un parasite. Vous êtes responsable de vous-même et de vos actes. Et à chaque heure de la journée, vous faites un choix et ce choix a des conséquences.
Aujourd’hui, les responsabilités sont extrêmement diluées. Vous ramassez un truc des impôts, vous dites que vous avez payé, mais on vous dit que c’est l’ordinateur. Lequel ordinateur peut aller jusqu’à vous envoyer le commissaire ou le serrurier. On ne sait pas quand cela va s’arrêter, mais c’est la faute à personne.
Après, le principe de transversalité dont on nous rebat les oreilles, c’est la dilution de la responsabilité individuelle.
Comment se manifestait à l’égard de votre frère et de vous cette exigence ?
Elle se manifestait tout le temps, dans le mal et le bien. Par exemple, il m’apportait des livres et me demandait ce que j’en pensais. Ce que je disais ne devait pas être d’un très haut niveau intellectuel, mais il ne m’a jamais dit que c’était idiot. Au contraire, il me demandait pourquoi je pensais cela, insistait sur des points particuliers.
Si l’on avait fait une connerie, il ne criait pas. Il nous demandait ce qu’on en pensait. Mon père disait toujours : « Ce qu’on ne peut pas changer, il faut juste en tenir compte mais pas se résigner ». Et quand il y avait un gros problème, il disait qu’il fallait « se faire une disposition pour ». Cela m’a aidée toute ma vie. Et Dieu sait que je n’ai pas eu une vie sur des roulements à billes.
Mais j’ai pensé que ma vie, c’est ma vie, la seule que j’ai. Et que la seule liberté que j’ai, c’est de faire en sorte que j’accepte même l’inacceptable s’il est inéluctable. Sinon, l’on se perd. Or, qu’est ce qu’on peut donner aux autres si on s’est perdu ?
Autre aspect de la personnalité de votre père, il était plutôt spartiate, pas dispendieux.
Mon père avait vécu dans la nécessité, se demandant si on allait manger et s’il y aurait de l’argent pour le lendemain. Il avait une juste idée de comment on dépense son argent.
Alors, élevée comme cela, c’est un peu compliqué pour moi d’accepter l’époque dans laquelle on vit. Aujourd’hui, on est tellement passé à la machine à laver de la publicité que les gens sont malheureux parce qu’ils ne consomment pas assez ou parce qu’il y a un retard dans le train. (Ici l’on évoque Pierre Rahbi qu’elle adore et ses réflexions sur « la sobriété heureuse »).
Vous avez composé un livre, Albert Camus, solitaire et solidaire 1. Pourquoi ces deux termes ?
Un jour, je lui demande : «Tu es triste ? » et il me répond : « Je suis seul ». C’était au moment de L’Homme révolté et j’ai compris beaucoup plus tard pourquoi, parce que lorsque vous avez neuf ans, vous ne savez pas 2. Je l’ai juste regardé en espérant qu’il ait compris. Car, pour moi, il n’était pas seul puisque j’étais là ! Mais évidemment que oui, il était seul ! Il y a des gens comme cela qui ont autour d’eux une espèce de cristal de solitude qui fait comme un sas entre le monde et eux. Et qui sont présents quand même.
Doit-on voir dans cette solitude le fait que certains de ses écrits, dans leur souci des nuances humaines, juraient avec les logiques idéologiques d’une époque, celle de la Guerre froide, terriblement manichéiste ?
Oui ! Et c’est en cela qu’il était seul. D’autant qu’il n’avait pas derrière lui un parti, ou l’orchestre que beaucoup de gens prennent la précaution d’avoir avant de s’exprimer. Lui, il était seul, à côté de l’Homme. De tous les hommes. De tous ceux qui justement n’avaient pas la parole.
A propos du mot solidaire. Peut-on comprendre Camus à travers la métaphore de la passe en football ? Lui qui disait : « Tout ce que je sais de plus sûr à propos de la moralité et des obligations des hommes, c’est au football que je le dois » ?.
Bien sûr. La passe, c’est la solidarité. Sans les autres, vous n’êtes rien. En 2008, d’ailleurs, Wally Rosell a écrit un truc génial pour les Rencontres méditerranéennes Albert Camus de Lourmarin : Eloge de la passe tiré de l’acte fondateur du football anarcho-camusien.
Quid des rapports d’Albert Camus avec les libertaires ?
J’ai souvent suggéré en haut lieu qu’on fasse quelque chose sur ce thème mais l’on m’a regardée en me faisant comprendre qu’on n’était pas sur la même fréquence d’ondes. Aussi ce thème fut abordé lors des Rencontres. A ce propos, j’avais dis à l’organisatrice, Andrée Fosty : « Je t’assure que c’est intéressant. Ceci dit, si les libertaires débarquent à Lourmarin je te souhaite du plaisir ». En fait, le seul remous qu’il y eut fut à propos du football. Wally Rosell, qui est le neveu de ce libertaire formidable, Maurice Joyeux, s’était mis à expliquer qu’il n’y avait pas de plus belle place dans une équipe que celle de demi-centre (rire)…
Pour sa part, votre père avait été gardien de but du Racing Universitaire d’Alger ?
Et il paraît que c’était un bon ! A cet égard, étant donné que Marseille Provence 2013 fut un échec, j’ai proposé que Lourmarin-Provence-2013 organise le 15 juin un match en hommage au premier goal Prix Nobel de Littérature. Il y aura une équipe Camus contre l’IJSF (La jeunesse sportive de Lourmarin) et des chibanis. L’arbitre sera le facteur qui est un bon joueur de foot !
Vous gérez l’œuvre de votre père depuis 1980 mais n’avez jamais voulu être une gardienne du temple. Quelle est votre philosophie à l’égard de toutes les sollicitations qui vous parviennent ?
Il n’y en a pas (rire). A partir du moment où l’esprit, l’éthique, de mon père sont respectés, j’accepte. Les demandes sont aussi variées que l’humanité. Et donc, à ceux qui s’adressent à moi, y compris les opportunistes pour lesquels papa fait plus tabouret qu’autre chose, je dis oui si c’est correctement fait. Après, j’ai une vision de l’oeuvre de Camus comme tous les lecteurs. Je ne détiens aucune vérité.
Dans toutes ces propositions, je suppose qu’il y en a d’étonnantes ?
Il y en a aussi de consternantes et j’ai d’ailleurs constitué un dossier de « curiosités » (rire). Mais il y a aussi des choses en bien. J’ai été très étonnée, par exemple, lorsque Abd al Malik souhaitait travailler sur la préface de L’Envers et l’endroit. L’oeuvre n’est pas très connue et la préface, très importante, l’est encore moins. Quand ce garçon formidable m’a envoyé ses textes je les ai trouvés en harmonie avec la préface. Et bien que n’ayant pas une passion pour le rap, lorsque je suis allée l’écouter, j’ai été fort séduite par son travail et j’ai eu le sentiment que mon père était à sa place.
Vous avez achevé la publication du manuscrit Le Premier homme au bout de huit ans 3. Qu’avez-vous découvert à travers ce texte ?
Ce qu’il y avait dans Le Premier homme, je le savais. Une chose a changé, c’est la vision de ma grand-mère maternelle qui se promenait quand même avec un nerf de bœuf. Je la détestais parce que papa s’y référait lorsque nous voulions quelque chose de superflu, nous expliquant qu’on avait un toit, à manger et des livres, ou lorsqu’il nous disait comment il enlevait ses chaussures pour pouvoir jouer au foot. Et puis, je me suis rendu compte qu’elle avait eu des méthodes un peu rudes mais qu’elle n’avait pas eu le choix.
Vous avez dit qu’en travaillant sur ce livre vous sentiez presque son écriture ?
Vous ne pouvez pas travailler longtemps sur un manuscrit de mon père au risque de partir sur une mauvaise piste. C’est comme un tricot. Vous sautez deux mailles, vous avez un trou dans le tricot ou montez une manche à l’envers. Il faut faire attention à chaque mot. Donc, j’y travaillais trois heures par jour.
Mais c’est vrai que par moments j’avais l’impression que l’écriture ne passait pas par ma tête mais que je mettais le mot qu’il fallait. C’était juste parce que c’était du corps à corps avec le texte. C’est limite comme impression ! On sent que Montfavet n’est pas très loin (rire).
Comment était ce manuscrit ?
Très raturé. Il comportait beaucoup de rajouts, d’interrogations, que j’ai respectés. Pour certaines feuilles, c’était la place de l’Etoile. Avec le doigt, vous devez suivre la ligne pour voir si vous ne vous êtes pas trompé…
Parlant de votre lecture de La Chute lorsque vous aviez 17 ans, vous avez dit : « Je trouvais qu’il était innocent » ?
Ce livre est douloureux. Et lorsque je l’ai lu à cet âge-là, je me suis demandée : « mais il ne le savait pas qu’on est double ? » Mais lui, avait dû me l’apprendre. C’est en cela que je l’avais trouvé innocent. Mais c’est vrai que La Chute c’est aussi le déchirement de la perte de l’innocence…
Ceci dit, il y toujours en filigrane dans les écrits d’Albert Camus une innocence ?
Oui, au sens originel, ce qui ne nuit pas. Et en ce sens, je pense que les écrits de mon père tendent à aider les autres. Quand il dit : un artiste ne juge pas, il essaie de comprendre. Mais artiste ou pas, nous devrions tous faire cela.
Certes, il y a des choses à ne pas accepter et on peut juger que quelqu’un qui va dénoncer un Juif durant la guerre est incompréhensible, mais en dehors de situation extrême, dans la vie courante, on peut essayer de comprendre sans toutefois admettre.
Vous le voyiez écrire ?
Oui, debout à son écritoire. Je pense que lorsqu’on a été très malade et qu’on a pensé mourir (Ndlr : Camus fut atteint de tuberculose), le lit est quelque chose de très anxiogène. Qu’on a besoin de remuer…
Votre père était exigeant avec la langue française, au point, lors de son discours de réception du Prix Nobel de Littérature à Stockholm, de saluer Louis Germain, son instituteur. Il pensait que c’était une conquête pour lui ?
C’en était une ! Car enfant, il parlait le pataouète, le langage de la rue à Belcourt 4. C’est ce qui le sépare de la majeure partie des écrivains français de son époque qui étaient issus de milieux aisés.
Comment a-t-il vécu cette célébrité ?
Comme tout un artiste, il aimait être reconnu. Mais il était pudique et ne se prenait pas pour Pic de la Mirandole. Car vous perdez de l’humain dans la célébrité.
Albert Camus devait être l’un des temps forts de Marseille-Provence Capitale européenne de la Culture 2013 (MP 2013), à travers notamment une grande exposition gratuite mettant en valeur son œuvre, ses idées, ses engagements et sa vie. Tout cela a capoté. Quelle est votre version de ce pataquès ?
Je n’ai rien compris. Franchement, je ne sais pas ce qui s’est passé ! Ce que j’apprenais, c’était par les journaux. J’ai vécu six mois d’enfer. D’autant que Jean-François Chougnet (Ndlr : directeur de MP 2013) a déclaré que c’était moi qui avait décidé qu’il n’y aurait plus d’exposition ! Alors que j’ai seulement dit : j’ai besoin de connaître de quels documents Benjamin Stora, le commissaire de l’expo, a besoin afin de savoir ce qui est disponible compte tenu des sollicitations que je reçois du monde entier. Une liste que j’ai attendu un an et demi.
Mais Benjamin Stora, c’était le scénario ? Qui aviez-vous en face pour réaliser la mise en œuvre technique de cette exposition avec ce que cela suppose de logistique ?
Mais je ne sais pas ! Au départ, il y avait un monsieur, parfaitement correct, Jean Iborra (Ndlr : directeur adjoint à MP 2013 des expositions). C’est lui qui m’a envoyée, en avril 2012, une liste de demandes tellement vague, que je ne me trouvais pas plus avancée. Je le lui ai dit.
Or, trois jours après, il me téléphone pour me dire que l’exposition est annulée sans même m’en donner la raison.
Donc, il n’y a pas eu le début d’une mise en œuvre pour cette mega-exposition ?
Je ne crois pas. Alors qu’entre mon approbation du synopsis de Benjamin Stora et le moment où tout s’arrête, il s’est passé un an et demi. Voilà la réalité. Et j’ai toutes les preuves de ce que j’ai dit. Car dans cette affaire, il n’y a que moi qui écris. Les autres, ils téléphonent ou passent par les journaux.
Quand aux medias, ils n’ont pas cherché à se renseigner. Y compris lorsqu’on a évoqué les nostalgiques de l’Algérie française pour justifier l’arrêt de l’exposition. Au point de susciter des amalgames et des glissements ayant l’air de dire que je ne voulais pas de Benjamin Stora, auquel j’avais dit oui, au motif que j’aurais été proche de l’OAS !
Vous imaginez, j’ai quand même en mémoire que l’OAS avait condamné mon père à mort !
Si l’on comprend bien, MP 2013, qui est l’organisateur de l’expo, ne prend pas la peine de venir vous voir et vous informer d’éventuelles difficultés dans sa mise en œuvre ?
Le seul que j’ai vu fut, mais c’est dans la préhistoire, Bernard Latarjet au tout début. Après, j’ai travaillé durant cinq ans pour eux : j’ai un dossier énorme ! Cela jusqu’en 2012 lorsqu’ils me disent : c’est fini.
Autrement dit, on vous a rendu responsable de l’échec de l’expo Camus sans droit de réponse ?
Là où j’ai été en colère, c’est lorsqu’on m’a mis tout sur le dos, en instillant des termes d’un machisme effondrant : « évaporée », « qui n’assume pas », « on ne sait jamais ce qu’elle va faire ». Alors que je n’avais aucun pouvoir décisionnaire, ni à la mairie d’Aix, ni à MP 2013, et que j’assume Camus depuis 32 ans. Oui, j’ai trouvé tout cela d’une grande lâcheté.
Les gens de MP 2013 n’assument pas ce qu’ils font. Seul Benjamin Stora a dit qu’il avait toujours eu de bons rapports avec moi.
Quand à la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, je ne l’ai jamais vue. Elle a seulement déclaré que la seule belle expo était celle de Stora et ses services m’ont appelé pour me dire qu’elle était arrêtée.
Pourtant, dans le projet de candidature de MP 2013 auprès du jury européen, Albert Camus en constituait une pièce maîtresse ?
Mais il était au centre ! J’ai conservé le gros document initial de candidature que MP 2013 ne m’a pas envoyée d’ailleurs : c’est un copain qui a récupéré un exemplaire pour me signaler tout ce qui concernait Camus. Et bien, là dedans, ils disent que je suis « conseiller scientifique », cela sans demander mon autorisation. Et donc l’on peut se demander où est passé l’argent gagné grâce à l’image de Camus.
Au bout du compte, de tout cela, qu’il s’agisse de l’opéra autour de Camus, des pièces de théâtre, du match de football au Stade Vélodrome, de la grande exposition de 5 000 m2, il ne reste rien !
Heureusement qu’il y aura quand même l’exposition Albert Camus, les couleurs d’une œuvre, assumé par la Cité du Livre d’Aix. Cette exposition attend d’ailleurs le 17 juin pour savoir s’il elle va avoir le tampon MP2013. Mais il n’est pas sûr qu’ils la tatouent (rire).
Quel était votre sentiment par rapport à ce projet d’exposition ?
Au départ, l’idée de MP2013 présentée par Bernard Latarjet, était de faire une expo de 5 000 m2 pour le Centenaire, scénarisée par Benjamin Stora et Aurélie Filippetti qui n’était pas alors ministre. C’était prévu autour de l’Algérie.
Je leur ai dit : « Si vous voulez le faire comme cela, pourquoi pas, mais je pense qu’Albert Camus est un écrivain universellement connu, certes nourri par l’Algérie, mais dont la pensée dépasse le cadre régional ».
Quid d’une célébration nationale du Centenaire de Camus en France ?
La Bibliothèque de France ne veut pas en entendre parler. Beaubourg a dit à Gallimard qu’il n’y avait pas de place. En juillet 2012, Antoine Gallimard a écrit à Aurélie Filippetti, Ministre de la Culture, pour lui demander ce que la France comptait faire pour le Centenaire. Il attend toujours la réponse.
C’est dommage, car ailleurs, c’est une belle image de la France. En définitive, si l’institution française boude, cela me réjouit beaucoup. C’est tout à l’honneur d’Albert Camus. Finalement, il y a peu, les instituts français ont demandé à Gallimard une exposition, pour répondre je suppose aux sollicitations de pays étrangers, puisqu’il y a eu des événements concernant Camus à New Dehli, en Jordanie, au Mexique, en Argentine, au Brésil, à New-York…
Comment avez-vous vécu le projet de panthéonisation de votre père ?
Pour moi, au départ, c’était affreux. Je ne le voyais pas à Paris dans ce truc minable que je déteste, lui qui était claustrophobe. D’autant que lorsque Alexandre Dumas, que j’adore, y avait été mis, j’avais manifesté avec une pancarte : « Alexandre, reste avec nous ! » (rire). J’ai fini par céder car tous les gens issus du même milieu que papa m’ont demandé de dire oui. C’était pour ma grand-mère, pour une reconnaissance nationale en forme d’espoir.
Je savais aussi que le seul président qui pouvait avoir une idée aussi farfelue était Sarkozy et qu’après, ça serait fini. J’ai téléphoné à Florence Malraux pour savoir comment cela s’était passé pour elle. Elle m’a dit que cela avait été abominable, que la grande machine étatique l’avait traitée comme une moins que rien. Ceci dit, sur cette affaire, Sarkozy a été correct et respectueux.
Mais dire oui, c’était accepter qu’on enlève mon père du cimetière de Lourmarin. En disant non, mon frère m’a rendu service. Mais pourquoi ne pas faire comme avec Aimé Césaire dont la famille a dit non ? Il est tranquille aux Antilles et l’on a mis une plaque en son nom au Panthéon.
Les chercheurs ont à leur disposition le Centre de documentation Camus d’Aix en Provence qui recèle énormément d’archives. Or, peu d’entre eux sont orientés vers Camus ?
C’est l’Université française ! Dernièrement, un chercheur de Harvard m’a dit qu’il pensait qu’il devrait attendre huit jours son tour pour accéder aux archives. Car lorsqu’un professeur français était venu faire une conférence sur Camus à Harvard, il n’y avait pas eu assez de place pour accueillir tous les étudiants !
Faut-il y voir encore un effet induit du différent avec les Sartriens ?
Je suppose… Mais c’est dommage pour les chercheurs… car Papa fait du bien.
C’est tout de même un paradoxe dans la mesure où Camus, qualifié hier de « philosophe pour classes terminales », se retrouve aujourd’hui au cœur de nombreuses problématiques éthiques, citoyennes, ou nord-sud, voire les révoltes du monde arabe ?
C’est l’évidence. Encore que ce n’est déjà pas si mal d’être philosophe pour classes terminales. Ce n’est pas méprisant, même si ce l’était dans la bouche de Jean-Jacques Brochier 5.
Camus récusait d’ailleurs qu’on le qualifie de philosophe…
Il disait qu’il n’était pas philosophe parce qu’il ne croyait pas assez en la raison. C’est vrai que la raison déifiée, c’est desséchant. Il disait que rien n’est vrai qui force à exclure. Que forcément un système exclut puisque c’est fermé. La philosophie en Occident étant pensée comme système, ça exclut tout ce qui ne peut pas rentrer dans le système.
Donc Camus ne pouvait pas être philosophe en ce sens-là. Si maintenant, c’est ami de la sagesse et ami de l’Homme, il serait plus philosophe que beaucoup d’autres.
La gestion de l’héritage Camus au quotidien qu’est-ce que c’est ?
En terme d’investissement, les traductions, c’est peanuts. Les demandes concernent surtout les chercheurs, les théâtres, le cinéma et les adaptations, les télévisions, les lecteurs qui écrivent parce qu’ils adorent Camus, les écoles, les médiathèques, les colloques, les expos de tous les lieux qui vont s’appeler Camus. Tous les matins on ne sait pas ce qui va arriver au courrier. C’est cela qui fait que Camus c’est vivant.
Quelle est votre attitude à l’égard des biographies ?
Mon père se méfiait des biophages. L’essentiel d’un être est dans son mystère. Je les lis seulement pour éviter les erreurs factuelles.
N’est-il pas encombrant de vivre avec Albert Camus ?
Non, mon père ne l’est pas ! Il m’a toujours aidé. Je l’ai perdu jeune, mais il m’avait donné des bases solides. Ce qui est difficile, ce n’est pas mon père, c’est la célébrité, le regard que les autres posent sur vous. Chacun pense que je dois être comme ceci ou comme cela. Moi, je suis une chèvre. Je suis comme je suis. Même si, à l’adolescence, ce fut plus compliqué d’être la fille de. Oui, je pense que mon père était un chouette mec !
Propos recueillis par Frank Tenaille
(1) Albert Camus, solitaire et solidaire, Ed Michel Lafon. L’essentiel des œuvres d’Albert Camus est disponible chez Gallimard.
(2) Paru en 1951, L’Homme révolté suscite une violente polémique avec les « Existentialistes » qui sera entretenue par la revue Les Temps modernes et qui entraîne la brouille définitive avec Sartre. Camus écrira : « C’est un livre qui a fait beaucoup de bruit mais qui m’a valu plus d’ennemis que d’amis (du moins les premiers ont crié plus fort que les derniers). (…) Parmi mes livres, c’est celui auquel je tiens le plus ».
(3) Un roman qu’écrivait Albert Camus au moment de son accident mortel. Une oeuvre aux accents autobiographiques qui évoque avec tendresse ses souvenirs d’enfance.
(4) Le parler des Français d’Algérie qui comporte beaucoup d’emprunts à l’arabe, à l’espagnol et à l’italien.
(5) Jean-Jacques Brochier, auteur de Camus, philosophe pour classes terminales, un pamphlet de 1970.