Salut D2N !!
Ton message a le mérite certain d'être lucide et honnête, et m'aide à clarifier quelques petites choses que je ne comprenais pas.
Je te précise d'entrée que je ne me considère pas anarchiste, que je ne fais partie d'aucune orga. Je m'intéresse à l'anarchisme en tant que philosophie, d'une part, et en tant qu'inspiration pour des applications personnelles. Donc en quelque sorte mon regard extérieur pourrait correspondre à celui de ceux que tu décris comme étant "en roue libre". Lointaine roue libre ...
Or une philosophie n'a pas besoin d'être actuelle pour servir à un individu, ou pour inspirer d'autres philosophies, tant qu'on en comprend les termes et les concepts. Donc en tant que philosophies, celles de Platon ou d'Aristote par exemple étant compréhensibles aujourd'hui, elles n'ont pas besoin d'être actualisées pour remplir leur rôle, inspirer, aider à penser ou former les muscles de l'esprit, voire servir de base à une vision du monde personnelle ou une spiritualité.
Par contre, quiconque essaierait de vivre et de réaliser la République de Platon s'attirerait la risée générale à s'embarquer ainsi dans une entreprise si ridicule, quelque 2500 ans après le trépas du maître.
Ce que je ne comprenais pas, c'est l'insistance qu'on observe chez certains anarchistes à foncer dans un cul de sac, à prendre la philosophie de l'anarchisme comme un modèle social à appliquer tel quel, sans passer par l'étape de l'élaboration d'une idéologie réaliste et actualisée, puis sans concevoir une stratégie concrète basée à la fois sur cette idéologie et sur l'observation de la réalité actuelle. Ce n'est pas un fossé, mais un gouffre ...
Or j'observe que si des individus (sur ce forum par exemple) sont connectés à la réalité actuelle dans leurs réflexions et préoccupations, et s'expriment dans un langage pertinent qui leur est propre, dans la généralité ceux engagés dans le monde des orgas sont plus plongés dans des disputes et controverses concernant groupes et groupuscules, ou visant à définir qui est un vrai anarchiste ou pas.
Donc déjà, du point de vue du profane que je suis, si la philosophie anarchiste m'attire ces jours-ci, cet aspect claustrophobique me rebute tout à fait.
Je comprends que pour peser sur la société, le mouvement se doit d'avoir du nombre, et que pour avoir du nombre, il lui faut a) regrouper toutes les branches de l'anarchisme sous un seul drapeau et b) attirer et rassembler le potentiel d'individus "en roue libre". Et pour moi, si l'idéologie anarchiste actuelle ne remplit pas ces fonctions, c'est qu'elle n'est pas passée par l'étape d'un rafraîchissement de la philosophie, d'abord, mais par une espèce de décalcomanie du gros des théories du 19eme siècle.
Pour reprendre l'exemple de la philosophie de Platon, elle a souvent été à l'arrière-scène d'autres civilisations que la grecque, et mise en application, en particulier par les Arabes. Mais il y avait toujours une reformulation, quasiment co-émergente de la traduction, ou de la re-traduction, sous forme de commentaires (un travail titanesque).
D'où, d'après ce que je comprends, la rigidité dont tu parles. Et en tant que personne extérieure, cette rigidité me rebute tout autant que les disputes agressives sans enjeu visible qui soit valable. Et pour donner mon avis sur la question des liens entre anarchisme et extrême-gauche, ce discours rigide sonne à mes oreilles d'ignorant comme le discours des communistes s'accrochant à un plan de bataille révolu depuis la chute du mur de Berlin. En d'autres termes, les deux discours me semblent proches par le ton et le vocabulaire marxiste. Mais j'insiste : je ne parle pas du discours des individus, parmi lesquels je trouve des libres-penseurs à l'esprit bien affûté.
Par ailleurs, je subodore, encore une fois en tant que profane, que l'erreur stratégique dont tu parles provient d'un manque de clarté, d'une espèce de confusion dans laquelle on a du mal à distinguer les enjeux et les véritables volontés, comme si dans un espèce d'inconscient plusieurs choses se manifestaient. En effet, j'ai l'impression que pour pas mal de gens, encartés ou non, être anarchiste n'est pas qu'un positionnement social ou politique, c'est une question identitaire, dans le sens où les enjeux sont personnels et psychologiques.
Comme par exemple l'identification avec les grandes figures révolutionnaires anarchistes, le besoin de continuer à s'affirmer dans la contestation comme un adulte-ado, ou se sentir plus fort dans un groupe dans son rejet de la société, ou même par besoin d'être dans un groupe ultra-minoritaire persécuté, ou encore par culture musicale (punk, trash, etc ...). L'extrême étant l'exemple de quelqu'un sur ce forum qui invoquait une révolution genre tout casser parce que son fils ne trouvait pas d'admission en secondaire (de mémoire).
Tout ça, pourquoi pas, et moi-même je suis attiré aussi par l'anarchisme pour des raisons personnelles impliquant ma psychologie, mon identité. Mais essayer de bâtir l'unité d'un mouvement qui ait du sérieux et du poids là-dessus, avec en plus une idéologie en décalcomanie, voilà qui me semble quelque peu risqué, ou du moins incertain.
D'autant plus que les points a) et b) cités plus haut, visant à établir une unité de l'anarchisme, et les enjeux identitaires se contredisent et s'opposent. En effet, dans le souci identitaire de l'individu ou du groupe, il est important d'exclure ce à quoi on ne s'identifie pas, car bien sûr on définit son identité aussi bien par la similitude que l'opposition. D'où les guéguerres fratricides à la moindre différence d'interprétation d'un concept ou d'un autre, et ça doit pas arranger la question de la rigidité.
C'est de ces points de vue que la chose m'apparaît comme un cul de sac, en ce sens qu'il ne peut en ressortir aucune action concrète, et ceux qui y investissent leur énergie ne manquent pas de voir cette dernière frustrée. Et par là, je comprends qu'il y ait une multitude de tentatives (NPA et autres auxquelles je ne connais rien), c'est à mes yeux une bonne chose, ce sont au moins des gens qui sont en recherche, et essaient de se positionner de manière à pouvoir agir et compter sur la scène sociale et politique. C'est un signe de vie et de bonne volonté.
Voilà, j'ai tenté de faire un post plus long que le tien, pour te mettre à l'aise
Bienvenue sur ce forum, je crois que tu vas être apprécié !
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Proverbe Chinois.