POST MODERNISME ET FEMINISME
Le texte qui précède (sur Jordi Vidal) est vraiment très intéressant. Tu aurais pu préciser qu’il est tiré du dernier numéro de la revue
« Anarchosyndicalisme ! ». En écho, voici le début d’un article de Sabina Lovibond, « Féminisme & postmodernisme », publié par la revue
Agone. Je n’ai reproduit que le début pour ne pas « bouffer » trop de place, mais il est intéressant à lire dans son intégralité. Il offre de nombreuses pistes à la réflexion et à la discussion.
Voici donc le début du dit article :
Le terme « POSTMODERNISME » suscite une fascination immédiate. Car il suggère que la « modernité » est, paradoxalement, déjà du passé ; et, par conséquent, qu’il faut faire appel à une nouvelle forme de conscience, correspondant à de nouvelles conditions sociales. Mais il ne nous dit pas, bien sûr, ce qu’est censé être le caractère distinctif de ces nouvelles conditions, ou de la conscience qui les accompagne. Dans le cadre de la réflexion politique et culturelle, les présentations du postmodernisme prennent souvent comme point de référence négatif l’idée des « Lumières ». Je suggère donc d’examiner de récents exemples de polémiques contre les Lumières et d’envisager leur sens d’un point de vue féministe. J’utiliserai comme matériau de référence les textes de trois philosophes connus – Jean-François Lyotard, Alasdair MacIntyre et Richard Rorty –, qui sont parmi les défenseurs les plus vigoureux des arguments et des valeurs qui forment le postmodernisme dans la philosophie académique 1. Dès lors, ma réponse à leurs travaux s’adressera inévitablement à un point de vue plus général, que j’identifierai en eux. Mais ceci ne veut pas dire que je crois que tout le postmodernisme, même dans ses variantes philosophiques, se trouve confiné dans les pages que j’ai choisi d’étudier : ce qui suit est, avant tout, le compte rendu d’un travail spécifique d’étude textuelle.(…)
Les textes que j’ai choisis témoignent sans aucun doute de certaines préoccupations communes, dont l’une des plus frappantes est probablement une certaine aversion pour l’idée d’« universalité ». Les Lumières présentaient l’espèce humaine comme engagée dans un effort porté vers la morale universelle et l’émancipation intellectuelle, et donc comme le sujet d’une expérience historique universelle. Elles postulaient également une raison humaine universelle, à l’aune de laquelle on jugeait du caractère « progressiste » ou non des tendances politiques et sociales – le but de la politique étant défini comme la réalisation pratique de la raison 2. Le postmodernisme rejette cette image : autrement dit, il rejette la doctrine de l’unité de la raison. Il refuse de concevoir l’humanité comme un sujet unitaire s’efforçant d’atteindre une cohérence parfaite (dans son ensemble de croyances communes) ou une cohésion et une stabilité parfaites (dans sa pratique politique).
L’idéal du consensus
Nos trois philosophes illustrent, chacun à leur manière, la défense postmoderne du pluralisme moral, politique et épistémologique. Ils sont tous trois marqués par la pensée selon laquelle la justification et la « légitimation » sont des pratiques maintenues en vie par la disposition de certaines communautés humaines historiques particulières à reconnaître ceci plutôt que cela comme une bonne raison de faire ou de croire quelque chose ; et tous associent « les Lumières » à une pulsion visant à établir une communication entre ces canons de rationalité locaux et à les rapporter à un standard unique. Mais c’est exactement ce dont se plaignent les penseurs postmodernes, car ils remettent en question la valeur du consensus comme idéal régulateur du discours. Le principe même d’y travailler leur semble critiquable de deux points de vue : premièrement parce qu’il est historiquement dépassé et deuxièmement parce qu’il est en soi malavisé ou sinistre.
La première affirmation prend souvent la forme d’un commentaire triomphaliste au sujet de la défaite du socialisme révolutionnaire en Occident. MacIntyre, par exemple, choisit le marxisme pour lui attribuer spécialement le titre de tradition politique « épuisée » [ALV, 255]. Dans la même veine, Lyotard soutient que « la nostalgie du récit perdu est elle-même perdue pour la plupart des gens » [LCP, 68] – c’est-à-dire que les gens n’ont plus la nostalgie de l’idée d’une humanité tendant vers un état d’émancipation universelle, dont la perspective confère un sens au processus historique ; et il lie l’influence déclinante de ces « grands récits » au « renouveau qui a éliminé l’alternative communiste et qui a valorisé la jouissance individuelle des biens et des services » [LCP, 63].
La seconde affirmation – selon laquelle la quête d’un consensus idéal est malavisée – trouve son expression dans des arguments en faveur d’une attitude plus tolérante vis-à-vis de la contingence et de la particularité de nos « jeux de langage ». Ce n’est pas que le postmodernisme adhère à l’idée que quoi que ce soit qui existe est sacro-saint : en fait, c’est plutôt l’inverse, comme dans le cas de Rorty et de Lyotard qui louent l’innovation en tant que telle. Cependant, le postmodernisme nie qu’on puisse évaluer le remplacement d’un « jeu » par un autre selon quelque standard absolu (le jugeant, par exemple, « progressiste » ou non en un sens fixé par une conception téléologique de l’histoire). L’idée est que, puisque l’histoire n’a pas d’orientation (ou puisqu’il n’est plus possible de la penser comme orientée), toute nouvelle configuration de jeux de langage qui réussirait à se substituer à la configuration actuelle serait tout aussi « contingente » que la précédente – elle ne serait ni plus ni moins éloignée de la « réalisation pratique de la raison (universelle) ».
Il n’est donc pas surprenant de découvrir, dans cette littérature, un penchant pour les descriptions non téléologiques de l’activité discursive. Rorty souhaiterait transmettre à la conversation le prestige dont jouit actuellement « la pensée » [LHS, 352]. Les réflexions de MacIntyre sur la moralité l’amènent à la conclusion selon laquelle la mythologie, l’ensemble d’archétypes narratifs à travers lesquels une culture instruit ses membres de leur propre identité, est « au cœur des choses » [ALV, 210]. On ne peut naturellement comprendre ni la « conversation » ni la « mythologie » comme visant une représentation simple et stable de la réalité qui mériterait le nom de « vérité » en un sens autre que provisionnel ou contextuel. Et c’est ce caractère négatif qui rend les termes en question adaptés pour jouer leur rôle dans l’exposition d’un « postmodernisme de l’intellect ».
Mais le thème du divorce de l’activité intellectuelle d’avec la quête d’un consensus idéal est trop important pour être confié à un ou deux mots bien choisis. Comme nous allons le voir par la suite, Rorty affirme explicitement qu’une forme de vie qui n’aspire plus à une vérité autre que provisoire sera meilleure, du point de vue de ses fondements culturels généraux, que celle qui continue à y aspirer. Tandis que Lyotard va plus loin et identifie cette aspiration à la « terreur », en pensant que celle-ci conduit inévitablement à l’élimination de la diversité ou des « différends » 3. Il encourage même une « guerre au tout » – une réaffirmation de l’enseignement libéral bien connu selon lequel, bien qu’il puisse être nécessaire, quoique regrettable, de contraindre la liberté au nom de l’ordre social, on ne doit pas chercher activement à lier la multiplicité de la pensée et des pratiques à un seul « organisme moral » ou un seul « tout signifiant » 4.
L’aspect fortement partisan de ces textes nous invite à penser le « postmodernisme » comme un mouvement se définissant en référence à la modernité et en réaction contre elle. Il faut en convenir, nos trois sources n’illustrent pas cette réaction d’une unique façon 5. Elles sont cependant unies dans leur opposition à l’exigence des Lumières qui veut que ce qui existe se justifie d’abord devant un « tribunal de la raison » atemporel. Selon elles, la justification (ou la légitimation) est toujours locale et relative à un contexte, et le remplacement d’un critère de légitimation local par un autre doit être vu non pas comme une approximation tendant vers un critère ultime qui transcenderait tous les biais locaux mais au mieux comme le résultat de l’auto-remise en question d’une tradition particulière.
Cette conception de la légitimation est parfois présentée comme l’adversaire (le plus attractif) d’une conception appelée « platonisme ». Le « platonisme » en question se définit en référence à une seule thèse héritée de Platon : l’idée que la vérité dépasse, ou « transcende », notre critère de vérité actuel. Un trait récurrent de la théorie postmoderne consiste à dire que le platonisme en ce sens est obsolète – c’est-à-dire qu’on ne peut plus croire à une vérité transcendante à l’aune de laquelle on pourrait mesurer et réprouver tout l’accomplissement intellectuel de l’espèce humaine à ce jour. Et le scepticisme postmoderne vis-à-vis de cette conception de la vérité s’étend aussi à la méthode de recherche spécifique que Platon envisageait comme notre mode d’accès à la connaissance véritable. Il s’étend, en d’autres termes, à l’idée d’une pensée humaine comme processus dialectique : un processus qui générerait des résultats positifs (un corps de croyances parfaitement stable, car incapable de corrections supplémentaires) au moyen de l’application implacable d’une méthode négative (consistant à traquer et à éliminer les contradictions internes).
D’après la conception dialectique de la connaissance, ce résultat positif marquerait la fin de la recherche, le moment où la pensée en viendrait à se reposer car il ne serait plus possible de progresser davantage. Mais on ne voit plus cette perspective avec un enthousiasme universel ; elle est devenue controversée. On nous invite ainsi à voir comme un mérite de la « conversation » postmoderne le fait qu’elle vise (par contraste avec la dialectique) non pas à se clore mais à se poursuivre : elle nous offre la perspective d’un futur sans limite, coloré tantôt d’un épisode d’accord, tantôt d’un « désaccord passionnant et fructueux » [LHS, 352].
À la réévaluation postmoderne de notre rapport au monde objectif ou à la « réalité » correspond un développement frappant du côté du sujet moral et connaissant. Il existe, là encore, une justification historique au fait d’accoler l’étiquette « platoniste » à la conception contre laquelle se révolte le postmodernisme. Car le progrès dialectique de la théorie vers une cohérence parfaite dans la République de Platon est censé aller de pair avec une tendance analogue vers la cohérence dans l’esprit de celui qui cherche. À mesure que la pratique dialectique renforce ma saisie intellectuelle de la vérité et du bien, je dois me représenter comme me dirigeant vers une intégration mentale parfaite : c’est-à-dire vers un état dans lequel aucun accès d’émotion soudain, aucun aspect des choses non anticipé, n’est en mesure de déranger l’ordre de mes croyances et de mes valeurs.
La liberté positive
Depuis son invention, on a lié cet idéal de subjectivité intègre ou « centrée » à celui de liberté personnelle. Cependant, la liberté qu’il promet n’est pas un simple état négatif d’absence de contraintes externes – la « liberté de la spontanéité », qui, selon Hume par exemple, était la seule à laquelle on pouvait intelligiblement aspirer. Il s’agit plutôt d’une « liberté positive » issue de la bonne organisation interne de l’esprit. La liberté positive (connue aussi sous le nom d’« autonomie ») est le résultat de la réussite d’un état d’esprit dans lequel les décisions ou les exigences du vrai sujet (le sujet en tant qu’exemplaire de cohérence et de stabilité idéale) ne peuvent être détournées par des pulsions ou des « passions » récalcitrantes 6. Être libre, en ce sens, c’est être émancipé de l’influence des croyances et des désirs que notre jugement critique condamne comme irrationnels.
La conclusion logique de ce raisonnement est qu’on ne peut attribuer la liberté sans réserve qu’à ceux qui ont pleinement réalisé leur potentiel de rationalité – c’est-à-dire seulement à un être parfaitement rationnel. Nous autres (ce qui signifie nous tous, bien que nous soyons sans doute éloignés de cet idéal à des degrés divers) pouvons bien ressentir un sentiment subjectif de liberté dans nos actions, mais si nous continuons à nous développer intellectuellement, nous sommes destinés à percevoir, un jour (rétrospectivement), l’absence relative de liberté dans nos modes de comportement actuels.
Nous pouvons retenir comme un autre composant de la conception des Lumières l’espoir de parvenir à la liberté positive en ébranlant toutes les contraintes accidentelles (c’est-à-dire non rationnelles) pesant sur la façon dont nous pensons et agissons. Le « sujet centré » classique était libre car il n’était plus à la merci d’accès de passion ou d’appétits imprévisibles ; de manière analogue, le sujet moderne est libre parce qu’il ou elle se libère de l’influence des forces sociales qu’il ou elle ne comprend pas et auxquelles il ou elle ne peut donc pas résister. Le marxisme, par exemple, nous encourage à nous acheminer vers la liberté en ce sens, par un gain de lucidité sur l’ordre économique capitaliste et l’idéologie qui l’accompagne. Le féminisme nous (les femmes) a, au moins parfois, invitées à chercher dans notre comportement et dans nos vies intérieures les signes d’un ajustement à une culture de la haine des femmes, afin que nous puissions dépasser petit à petit la haine de soi qui résulte de cet ajustement. (C’était l’idée qui se cachait derrière celle d’une « prise de conscience ».)
On peut résumer par le mot de « transcendance » la longue marche vers l’autonomie, s’opérant par le biais de la conquête de notre propre stupidité, ou, plus exactement, en nous rendant moins susceptibles d’une détermination extérieure. Dans un contexte moral et politique, ainsi que dans un contexte épistémologique, « transcender » c’est dépasser. La quête d’une subjectivité pleinement intègre prend la forme d’une tentative d’élévation au-delà de nos limites mentales actuelles.
L’idée concomitante de transcendance a également fait l’objet d’une attention hostile ces dernières années. L’hostilité provenait en partie des critiques postmodernes des Lumières, qui ont observé à juste titre le lien entre cette idée et celle d’une « raison universelle ». (Si j’essaie de surmonter les limites d’une compréhension locale ou partielle des choses, j’aspire sans doute à une compréhension globale, impartiale ou universelle.) Ainsi, MacIntyre parle en termes positifs, mais avec condescendance, de ce dernier mot de l’autonomie morale dans le style des Lumières, l’Übermensch nietzschéen ou le « grand homme » [ALV, 250-1] : isolé, replié sur soi, dépourvu « de relations et d’activités », cet individu a clairement besoin de l’aide d’un travailleur social en psychiatrie.
Chose intéressante cependant, dans la perspective qui est la nôtre, la critique de la transcendance comme idéal moral a également commencé à rencontrer un écho dans les cercles féministes. On a soutenu que, dès le départ, la philosophie occidentale a établi un cadre de représentations se succédant l’une l’autre pour ne fournir essentiellement qu’une seule vision – celle de l’homme, le représentant normal ou achevé de l’espèce, se dressant sur fond de simple « nature » ; et ce fond a constamment été symbolisé par la femme ou la féminité. Les gardes de Platon sortent de la caverne du « sens commun », comme de la matrice, pour atteindre la lumière de la connaissance ; les citoyens de Hegel atteignent la maturité en quittant le monde privé et obscur de la famille, qui est présidée par le génie de la Femme. En résumé, on a représenté le passage de la nature à la liberté, ou de l’« hétéronomie » à l’autonomie, comme la fuite par l’homme de l’environnement protégé, féminin, au sein duquel il débute sa vie 7. Nous voici donc arrivés au point d’une apparente convergence entre le féminisme et le postmodernisme – une froideur commune envers l’un des éléments-clés de l’idéal des Lumières. Il est maintenant temps de changer de tactique et de considérer, à la lumière des préoccupations féministes, jusqu’à quel point ces deux tendances sont capables d’entretenir une relation amicale.
Tradition et modernité
L’une des premières idées susceptibles d’apparaître au cours de toute réflexion historique sur le féminisme est qu’il s’agit d’un mouvement typiquement moderne. L’émergence de l’égalité entre les sexes comme objectif politique pratique peut être perçue comme un élément de l’enchaînement complexe d’événements par le biais duquel la tradition a ouvert la voie, au cours de quelques siècles, à un mode de vie profondément non traditionnel – autrement dit à la « modernité », en un sens semi-technique du terme (au sens où il fait référence à une période historique).
Les conditions « modernes » sont celles qui sont créées par le progrès technologique et par l’expansion continue du commerce entre les nations. Elles sont les sortes de conditions qui déracinent les gens de leurs anciennes communautés et les obligent à négocier leur propre survie dans un « marché libre » capitaliste. L’un des textes-clés du développement de cette idée de modernité est la fameuse description par Marx et Engels du chaos et de l’anarchie qui règnent dans la vie sous le régime capitaliste – une description qui est cependant compensée par leur conception positive de l’ancien ordre économique prêt à en enfanter un nouveau 8. D’après cette conception, la dissolution de « tous les rapports sociaux immobilisés dans la rouille » crée l’opportunité historique pour l’humanité, d’abord représentée par la classe ouvrière industrielle, de prendre le contrôle de sa propre existence en tant que collectivité par le biais de la révolution. Dans des termes marxistes classiques, le prolétariat urbain possède les qualités nécessaires pour tenir ce rôle, parce qu’il est composé d’êtres humains modernes – d’hommes (et également, bien que de façon problématique, de femmes 9) qu’on a contraints à s’émanciper des modes de vie traditionnels et donc du point de vue étroit qu’avaient leurs ancêtres paysans. C’est grâce à la formation de cette classe que l’horreur de la modernité contient aussi une promesse : tôt ou tard, l’autorité arbitraire cessera d’exister. Quiconque est agité par cette promesse demeure, de ce point de vue, dans le mode de pensée des Lumières. L’intérêt porté indique de la sympathie pour le refus des Lumières d’attacher une quelconque force morale ou intellectuelle à la tradition comme telle.
Or, il est difficile de voir comment quelqu’un pourrait se considérer comme féministe et demeurer indifférent à la promesse moderniste d’une reconstruction sociale. D’un point de vue de femme, la « tradition » a (pour le dire gentiment) une histoire peu enviable. Encore est-ce dans le domaine des relations sexuelles que les « valeurs traditionnelles » (le mariage, la propriété, la saine vie de famille, etc.) sont les plus dures à ébranler. Il est probable qu’aucun autre trait de la scène pré-moderne n’a persisté plus obstinément que la domination masculine – ce système de classes construit sur la base de la différence sexuelle biologique. La pensée d’une époque où des concepts comme ceux de « femme » et « mari », avec toute l’atmosphère morale qu’ils évoquent, seront aussi obsolètes que ceux de « vilain » ou de « seigneur du manoir », a le pouvoir de déclencher un raz-de-marée dans nos esprits. Et pourtant, si nous jugeons sans préjugé les implications pour le genre (c’est-à-dire pour la masculinité et la féminité comme constructions sociales) de la répudiation « moderne » des privilèges immérités, nous pouvons bien en conclure que ce développement fait partie intégrante du lot ; et, si c’est le cas, il s’ensuit que les féministes ont autant de raisons que le reste du monde de considérer le « projet de la modernité » comme, à ce jour, inachevé 10.
Que devons-nous faire, dès lors, des suggestions selon lesquelles le projet a fait long feu et selon lesquelles le moment de la reconstruction de la société selon des lignes égalitaires et rationnelles est dépassé ? Il serait tout simplement naturel pour quiconque se trouvant opprimé par l’une ou plusieurs des structures de pouvoir existant (genre, race, classe capitaliste, etc.) de ressentir une pointe de déception en apprenant cette nouvelle. Mais ne serait-il pas tout aussi approprié d’éprouver une certaine suspicion ? Comment peut-on me demander de dire adieu aux « méta-narrations émancipatrices » lorsque ma propre émancipation n’est encore qu’une affaire si lacunaire et si hasardeuse ?
Concentrons-nous à nouveau sur l’idée de « raison universelle » et sur la récente remise en question de cette idée. Nous avons remarqué que, parmi les féministes, c’est une certaine idée du lien historique existant entre les idéaux rationalistes et la croyance en une opposition hiérarchique de l’« esprit » et de la « nature » qui a encouragé le questionnement ; cette opposition étant, d’autre part, à son tour associée à un mépris de l’« immanence », de la finitude et du désordre de l’existence incarnée en général – les « charges de plomb » du « devenir », comme le dit Platon 11. Suivant cette analyse, la rhétorique de l’« émancipation » (de l’« autonomie » et autres choses semblables) issue des Lumières est complice d’un fantasme d’évasion de la condition incarnée 12. Tel qu’il est, ce fantasme se nourrit d’une des plus fameuses aberrations de la culture européenne et toute philosophie le défiant est susceptible d’avoir une force critique considérable.
La théorie féministe est en fait largement redevable envers les efforts de la philosophie, au cours des siècles derniers et même avant, pour « naturaliser » l’épistémologie, ou, en d’autres termes, pour représenter l’activité que nous appelons « de recherche » comme faisant partie de l’histoire des êtres humains. Car les analyses naturalistes ou matérialistes des institutions productrices de savoir – les écoles, les universités, la plus vaste « République des lettres » – ont rendu possible la mise en évidence des rôles inégaux joués par différents groupes sociaux dans la détermination des normes de jugement 13. Elles ont ainsi révélé le caractère idéologique de systèmes de valeur qui passaient auparavant comme objectifs ou universellement valides (considérez, par exemple, le scepticisme grandissant à l’égard des canons académiques de la « grandeur » littéraire). Le féminisme peut bénéficier, tout autant que n’importe quel mouvement radical, de la prise de conscience de ce que nos idées à propos du mérite personnel, technique ou artistique ou de l’intelligibilité ou la puissance d’un argument ne « tombent pas du ciel » mais sont médiatisées par un processus quasi interminable d’apprentissage et d’entraînement sociaux.
Ces acquis semblent démontrer le potentiel critique d’une conception locale ou plurielle de la « raison », et donc soutenir sa prétention à obtenir la confiance des féministes. Mais avant de tirer des conclusions hâtives, nous ferions mieux de regarder de plus près les façons dont la théorie postmoderne met en œuvre cette conception. J’introduirai, dans la suite de cet article, trois thèmes qu’on pourrait, me semble-t-il, caractériser comme étant, de façon distinctive, postmodernes. Et, pour chaque cas, je suggérerai des raisons de douter de l’adoption éventuelle, comme allié théorique, du postmodernisme par le féminisme. Pour des commodités de référence, j’associerai des noms à chacun de mes trois thèmes postmodernes : nous pouvons les appeler respectivement « pluralisme dynamique », « pluralisme tranquille » et « pluralisme de l’inclination ».
J’arrête là cette très longue citation. Ceux qui veulent découvrir la suite (et lire les notes) peuvent le faire sur : http://revueagone.revues.org/919
Référence exacte : Sabina Lovibond, « Féminisme & postmodernisme », revue Agone, 43 | 2010, [En ligne], mis en ligne le 18 juin 2012. URL : http://revueagone.revues.org/919. Consulté le 24 juillet 2015. DOI : 10.4000/revueagone.919