Nationalisme & religions contre la justice sociale & la liberté
Le 17 décembre 2010 Mohamed Bouazizi ne s’est pas immolé pour un drapeau ni contre une caricature, il ne s’est pas immolé pour défendre ses traditions ni pour que son pays entre en guerre contre le voisin. Il s’est immolé parce que ses conditions de vie étaient insupportables. A sa suite, en Tunisie d’abord puis dans le monde entier, des millions de personnes ont compris cet acte comme un message de révolte de l’Etre humain contre un système d’oppression généralisée..
Deux ans ne sont pas encore écou- lés depuis ce geste que force est de constater combien ce message limpide s’est corrompu. Moins de deux ans, c’est ce laps de temps qui a suffi pour qu’une savante combinaison de propagande nationaliste ou religieuse, propagée par des minorités grassement rétribuées et relayée par des médias mercenaires, vienne obscurcir les esprits. Aux millions de travailleurs exploités, aux populations précarisées, mal logées et réduites à la disette, les politiciens de tous les pays n’ont pas apporté de réponse. Bien au contraire, ils ont mis en route la classique panoplie de crises en tous genres, puis ils ont grand ouverts les macabres bazars de drapeaux et de livres saints pour lesquels, à l’heure voulue, celui qui s’en sera imprégné sera invité à bien vouloir se faire tuer..
En France en 2012, entrer dans un édifice public, une CAF ou une mairie, y dire - comme Jacques - son désespoir de ne plus recevoir des allocations dues depuis des mois ou celui de ne pas trouver de logement pour y loger ses enfants comme Corinne, puis s’asperger d’essence et craquer une allumette, c’est-à-dire s’immoler comme le fit Mohammed Bouzizi en 2010, cela ne vaut rien. Que l’on soit un chômeur de 51 ans, ou une mère de famille nombreuse, c’est au maximum quelques lignes dans la presse et puis c’est tout. Jacques et Corinne n’ont pas eu droit à plus..
Lecteur d’Anarchosyndicalisme !, c’est peut-être la première fois que tu entends parler de leur immolation. A croire que, désormais, se brûler vif en place publique est devenu presque ennuyeux aux yeux des medias. Pour eux ce sont d’autres événements qui méritent de focaliser tous leurs commentaires et donc toute notre attention. Les îles Sengaku par exemple. Personne n’en avait entendu parler, de ces quatre cailloux totalement déserts, qui « appartiennent » à la Chine. Personne n’y habite et tout le monde s’en fout. Il fallait que ça change. Alors on a trouvé deux choses : d’abord quelques œufs et un peu d’huile et ensuite et surtout, une dizaine de Japonais avec leur drapeau pour y débarquer en plein mois d’août..
Miraculeusement, il y avait là, ce 18 août, force caméras, de quoi faire passer et repasser en boucle sur nos écrans cette poignée de charlots en goguette et surtout de quoi faire monter la mayonnaise. Une mayonnaise bien utile, pour un gouvernement tout de même déstabilisé par sa gestion calamiteuse de Fukushima, sa corruption et son enfermement dans le dogme nucléariste. Comme par mira- cle d’ailleurs, le premier pied nippon n’avait pas été posé sur le premier caillou qu’on nous dénichait quelques experts pour nous informer que, s’il n’y pas d’habitants aux Sengaku , il y aurait quand même beaucoup de pois- sons dans l’Océan. Grande nouvelle. Mais il fallait bien donner une apparence de rationalité à l’affaire pour que ses rouages n’apparaissent pas trop..
Quoiqu’il en soit, quelques jours plus tard, nous avons été abreuvés des images « en retour », sorte de réponse du berger à la bergère : celles de manifestants chinois. Ils s’indignent de cet abordage. Ils se sentent insultés. Atteints au plus profond de leur être. En tant que « communauté chinoise », ils réclament la guerre contre les « démons japonais »... le tout sous les yeux bien- veillants des forces de l’ordre, dans un pays où la manifestation la plus inno- cente est réprimée avec la plus grande sauvagerie, dans un pays qui s’acharne à ne rien laisser filtrer – ni à l’extérieur ni à l’intérieur – des révoltes populai- res, des soulèvements de paysans, des grèves sauvages des esclaves du « made in China ». Il transpire pourtant que ces mouvements de révolte sont le fait de masse importantes... raison de plus pour détourner l’attention ! Car nationalistes japonais ou chinois, sont les deux faces de la même médaille : celle qui impose à des populations un choix entre deux camps, dont aucun n’est celui des exploités. Pour le Pouvoir, c’est se réserver la possibilité d’assourdir, par le bruit des bombes, la clameur des luttes émancipatrices. La guerre est donc une aubaine pour tous les États en difficulté, une aubaine qui rapporte aux marchands et appauvrit les consciences. Dans la période que nous traversons, le concept de guerre civile – c’est-à-dire le passage de la guerre de l’Etat contre la population à la guerre entre fractions de la population – a commencé réellement à être réactivé en Lybie avant de s’épanouir pleinement en Syrie..
Si l’on en croit les chiffres officiels, dans ce dernier pays 1 habitant sur 1 000 a déjà été tué. A cette propor- tion terrible, il faut ajouter le chiffre des disparus, des mutilés et des exilés. Le rapport est de neuf personnes mises ainsi « hors de combat » pour une personne tuée. A l’échelle de la France, cela représenterait 60 000 morts et au bas mot un demi-million de personnes directement touchées. Quel serait donc l’état de la France après une telle saignée frappant les habitants parmi les plus jeunes et les plus progressistes ? A n’en pas douter il y aurait une grosse redistribution de cartes au niveau politique et social. Les anarchosyndicalistes connaissent bien ce type d’élimination de masse et ses conséquences pour en avoir été victi- mes. Ce fut le cas en France en 1914/18 : face à un mouvement anar- chosyndicaliste relativement puissant (la CGT), l’Etat prit la décision d’en- voyer en première ligne, pour qu’ils s’y fassent tuer, les militants repérés (c’est la fameuse histoire du « Carnet B » [1]), et ceux qui refusèrent furent pour- chassés, fusillés comme déserteurs ou mutins . En quatre ans, la CGT bascula de positions majoritairement révolutionnaires à une majorité réformiste. Nous ne sommes donc pas surpris de voir comment, de nouveau, une révolte civile légitime peut se terminer dans la confusion d’un conflit militarisé n’ayant plus qu’un lointain rapport avec elle. L’espace vidé par l’élimination physique des premiers opposants est occupé par des groupes qui arrivent au secours des institutions mises en cause (l’Etat et ses structures) avec de gros moyens logistiques et des relais internationaux pour leur propa- gande. Peu importe finalement le nombre de ces groupes et leur puissance numérique réelle. A l’instar des nationalistes japonais qui ont abordé les Sengaku , ce qui est redoutable, c’est l’effet d’aubaine qu’ils peuvent procurer à un Pouvoir déstabilisé et l’appui institutionnel et financier dont ils peuvent bénéficier en retour. Tel est le cas des groupes dits « salafistes ». Le secrétariat de l’AIT a reçu fin juillet le courrier d’un jeune anarchiste syrien. Voici un extrait de ce message [2] : « En fait, il y a toujours de très grandes divisions entre la gauche syrienne et arabe : les staliniens conservent des liens avec le régime actuel en tant qu’antiimpérialistes. Comme à l’habitude, ils négligent la nature oppressive du régime, c’est tellement naturel pour eux. Il y a trois partis communistes syriens qui soutiennent le régime actuel sans remords. D’autres partis staliniens d’Arabie soutiennent le régime également. De l’autre côté, les trotskystes s’opposent à ces régimes, mais ils voient les islamistes comme de possibles alliés, ce qui crée un autre conflit, car ils oublient la nature réactionnaire, autoritariste et capitaliste, voir même néolibérale du projet islamiste. ».
Ce courrier vient nous confirmer le rôle réactionnaire du fanatisme religieux dans les pays d’Afrique et du Moyen-Orient secoués par des vagues de révoltes populaires. C’est en Tunisie, premier pays touché par cette vague de révolte, que les salafistes ont d’abord fait parler d’eux en commettant une série d’exactions contre des femmes, des lieux culturels, des locaux syndicaux. Le 23 août dernier des milices salafistes ont attaqué le quartier populaire de Sidi-Bouzid (ville berceau de la révolution tunisienne). Ses moyens d’action rappellent aux Tunisiens le fascisme des années 30, d’autant plus que, comme le souligne un blog local : « Les confréries musulmanes en Egypte, Ennahdha en Tunisie, et les salafistes dans toute la région sont tous à l’ai- se avec, et soutiennent le genre de politiques néolibérales économiques dont les États-Unis t l’Europe font partout la promotion. Ils se sont opposés aux droits syndicaux, ainsi qu’aux politiques économiques fortement orientées vers l’Etat. Quand il s’agit de l’économie néolibérale, l’ouverture à la pénétration commerciale et financière étrangère, les Islamistes et les décideurs politiques américains sont en complète harmonie. ».
Cette convergence entre religion et capitalisme ne concerne pas que les pays où les pétrodollars arrosent des groupes de fanatiques. Au détour d’un article sur la crise grecque, on apprend par exemple la richesse de l’Eglise orthodoxe : elle serait à la fois le deuxième propriétaire foncier et le deuxième actionnaire de la banque centrale de ce pays... cela, pour ceux qui auraient oublié, qu’en Occident aussi, les églises sont dans le camp des privilégiés et des exploiteurs..
C’est donc tout naturellement que, peu à peu, on assiste dans l’opinion publique internationale à une prise de conscience de cette collusion. Même si elle n’est pas explicite, elle est patente, que ce soit avec les Pussy-Riot en Russie (qui, pour avoir manifesté cont re Poutine ont été condamnées à deux ans de camp pour « incitation à la haine religieuse »), que ce soit en Iran où deux jeunes filles ont rossé - et de belle manière - ces jours-ci un iman qui voulait les forcer à se voiler, que ce soit en Libye où la population de Bengazi a récemment attaqué une caserne de miliciens salafistes,... ce qui est dénoncé par tous ceux là, in fine, c’est cette complicité des religieux et du Pouvoir ..
Mais là où les choses se compliquent, c’est que, depuis quelques décennies, l’idéologie dominante a mensongèrement imposé la religion comme un fait « culturel » et identitaire. Par le biais de ce pseudo déterminisme culturel, elle a accouplé le fait religieux au fait national, ouvrant ainsi un boulevard à la réaction et à l’extrême droite. C’est pourquoi à l’heure actuelle la moindre position antireligieuse court le risque d’être retournée comme une agression contre une « communauté » ou une « nation ». Ainsi, dès lors que l’on a commencé par accepter cette vision d’une cartographie planétaire qui divi- se le monde en zones de traditions diverses, on finit insidieusement par accepter que, selon le lieu où l’on vit, les droits des individus varient au nom du respect qu’ils devraient à ces traditions locales [3]. C’est cette accumulation d’erreurs de jugement qui explique certains faits extraordinaires. Parmi ceux-ci, le succès que se taille le FN en prêchant une laïcité autochtone contre l’islam qui serait une xénoculture ..
Nous devons proclamer notre soli- darité avec les actes de résistance anti- religieuse et antinationaliste, mais comme toujours, sans perdre de vue que le combat émancipateur est global et idéologique. Contrairement à la vision que veut imposer l’idéologie dominante, nous devons affirmer qu’en réalité les idées n’ont pas de pays. Que le véritable « fait culturel » est précisément celui qui met en capacité chaque individu, quel que soit le lieu où il habite, de remettre en cause, de soumettre aux feux de sa critique sa « culture » et celle des autres ! Enfin en tant qu’anarchosyndicalistes, nous pouvons ajouter que cette critique ne se construit jamais ex nihilo et qu’elle se fonde sur l’aspiration universelle à la justice sociale et à la liberté..
M..
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[1] L’histoire officielle dit, qu’au dernier moment, le fichage des militants et leur embrigadement dans les pires conditions n’aurait pas été appliqué... la réalité est bien différente..
[2] Lettre mise en ligne par les compagnons anglais de la SF http://www.solfed.org.uk/?q=internation ... -anarchist, traduction par des compagnons canadiens.
[3] Voir par exemple le texte remarquable :« Indigènes de la République : Derrière le "féminisme islamique", le racisme et le patriarcat.. ».
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http://www.cntaittoulouse.lautre.net/sp ... article541