“Syndicalisme et extrême droite”par Alex Neumann(Extrait de
" Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires ")
À ceux qui objecteraient que la recherche de 1951 [TW Adorno,
La personnalité autoritaire] serait dépassée par l’évolution historique, nous répondons que l’enquête allemande “ Syndicalisme et extrême droite ”, publiée en 2007, arrive à des conclusions très similaires, y compris en ce qui concerne le rôle positif de la formation syndicale [13].
Les résultats du projet de recherche dont nous allons parler maintenant, et qui confirme les résultats des études sur la personnalité autoritaire, se base sur un échantillon de 4008 salariés allemands, complété par des entretiens qualitatifs de groupe, associant 58 syndicalistes. L’échantillon représentatif du questionnaire, réalisé en 2003-04, était composé de quatre parties égales : un millier de personnes syndiquées pour l’Allemagne occidentale et autant pour l’Allemagne orientale, ainsi qu’un millier de personnes dans chaque partie du pays pour saisir les attitudes des salariés non syndiqués. L’équipe de recherche a compté cinq membres principaux, sous la responsabilité de Bodo Zeuner ; elle a rendu un rapport de recherche de 600 pages.
Le rapport de recherche permet d’actualiser les enseignements sociologiques de l’enquête de 1951. Les dispositions autoritaires varient à peine si on compare les moyennes globales des grandes catégories observées. Ainsi, la moyenne totale des syndiqués qui sont favorables aux idées autoritaires n’est pas moins élevée que la moyenne des salariés non-syndiqués (19% contre 20%). De même, la partie qualitative de l’enquête montre que ce n’est pas le niveau de revenu et d’éducation des salariés qui détermine en premier lieu leur adhésion aux idées autoritaires, mais leur mode de socialisation et leur caractère. S’il est vrai que le groupe le plus faiblement qualifié (simples ouvriers, etc.) est presque deux fois plus souvent tenté par des idées autoritaires que la moyenne, cela correspond exactement à la faiblesse des attitudes envers la participation démocratique parmi ce groupe, deux fois moins développé que la moyenne. De même, le refus du “ système ”, compris comme une totalité extérieure, est deux fois plus élevé dans ce groupe que chez la moyenne de l’ensemble des personnes interrogées.
En d’autres termes, le caractère social des acteurs (syndicalistes ou non) joue un rôle extrêmement important dans la fréquence de leur réaction, qui ne doit pas être réduite à leur condition sociale objective.
Le résultat le plus spectaculaire de la recherche est le constat que dans la catégorie moyenne des salariés, en termes de revenu et de qualification, les syndiqués sont beaucoup plus réceptifs aux idées autoritaires que la moyenne : 19% des syndiqués contre 13% des non-syndiqués.
En effet, le sens commun voudrait que les adhérents syndicaux suivent davantage le discours antifasciste et non-autoritaire de leurs organisations que les simples salariés. Cette découverte est d’autant plus significative que 43% des permanents syndicaux appartiennent à cette catégorie intermédiaire, qui est une fois et demi plus autoritaire que la moyenne. En d’autres termes, le noyau dur des organisations syndicales apparaît comporte un groupe plus autoritaire que les salariés qu’il défend. Précisions que le taux de syndicalisation est de 25% en Allemagne contre 8% en France.
Si l’on ne prenait en considération que les conditions sociales objectives de ce groupe de syndiqués, l’attitude autoritaire significative d’une minorité de 19% pourrait étonner. Il s’agit d’ouvriers professionnels et d’employés qualifiés, dont la situation de travail est le plus souvent stable et relativement protégée. Le niveau de revenu de ce groupe est en effet correct (autour de 2000 Euros net par mois). La menace du déclassement social ne peut en aucun cas expliquer le décalage entre syndiqués et non-syndiqués de ce groupe intermédiaire, puisque le statut professionnel des syndiqués est nettement mieux défendu que celui des non-syndiqués, y compris sur le plan légal (cogestion, protection contre le licenciement).
L’analyse qualitative a révélé les raisons principales de la tendance autoritaire plutôt forte parmi ce groupe de syndiqués. Les personnes concernées se sont longtemps vues comme les acteurs (permanents, élus du personnel) et comme les premiers bénéficiaires d’une politique syndicale basée sur la redistribution des fruits de la croissance. Face à la généralisation des rapports de concurrence, qui s’exprime notamment dans l’abolition de dispositifs favorables, autrefois consenti par les grandes entreprises, ils vivent directement et douloureusement la démontage progressif du pouvoir des syndicats, depuis la fin des années 80, qui va de pair avec une érosion des collectifs de travail. Ce processus implique une double menace qui pèse sur leur statut social encore assez établi et sur leur rôle social en tant que syndicalistes. D’ou une “ angoisse existentielle ”, terme fréquemment évoqué dans les entretiens, face aux basculements en cours. Le rapport constate :
“ Ces pertes et échecs s’expriment par le fait qu’une partie du groupe intermédiaire bien organisé cherche à obtenir sa protection par une politique nationaliste et ethnocentrique. La plus grande vulnérabilité des syndicats aux thèmes de l’extrême-droite semble être liée à la plus grande fragilité des adhérents de son groupe central qui provient d’un processus entamé il y a 15 ou 20 ans. ”L’abandon d’une orientation de participation démocratique chez une partie de ces syndicalistes, qui n’arrivent pas à faire face aux effets concurrentiels de la mondialisation et à l’affaiblissement de l’action collective, nourrit ainsi un repli autoritaire qui se mélange avec une critique violente, mais impuissante du “ système ”, comme le questionnaire le montre.
L’enquête insiste également, tout comme le faisaient les études sur la personnalité autoritaire, sur les différences régionales et culturelles des réactions des différents groupes observés.
L’adhésion aux opinions autoritaires est presque 10% plus élevée en Allemagne de l’Est, comparée à la partie Ouest du pays (27% contre 18%). Manifestement, le discours anti-fasciste officiel du régime socialiste est-allemand, disparu en 1990, semble avoir laissé moins de traces que la socialisation autoritaire qu’il a organisé, à travers le parti unique et les organisations de masse de l’Etat [14].
La conclusion globale de l’enquête de Zeuner confirme en tous points l’approche des “ études sur la personnalité autoritaire ”, à savoir :
“ La réceptivité des personnes interrogées aux thèmes de l’extrême-droite ne dépend pas prioritairement de leur statut social, mais surtout de la manière dont ces personnes arrivent à affronter, de manière subjective, les problèmes sociaux qui se présentent à eux. Les résultats de notre enquête décrivent une polarisation entre deux modes d’action distincts : d’un côté, l’engagement démocratique, durable et autonome (en l’occurrence au sein des syndicats), et de l’autre, la délégation des enjeux existentiels à des instances autoritaires qui promettent le pouvoir et la puissance, la sécurité et l’ordre.” [15]
Cette conceptualisation répond sommairement à la typologie proposée par les études sur la personnalité autoritaire que nous allons approfondir par la suite.
Ces résultats contemporains peuvent être complétés par une étude de Rickert, qui insiste sur la différence de réaction d’un groupe individus face aux menaces qui pèsent sur leur statut social. Confrontés au même problème social, en l’occurrence l’accroissement des inégalités de rémunération, les individus qui se distinguent par un caractère social autoritaire adhèrent six fois plus aux réponses répressives, comparés aux individus “non-autoritaires”. Encore une fois, l’enquête empirique montre que la condition sociale objective ne saurait expliquer, à elle seule, le comportement des individus en groupes dont il est question. Rickert constate que les personnes qui répondent le plus au profil de la personnalité autoritaire affirment six fois plus souvent que les autres d’être favorable à la restriction des allocations sociales des plus démunis. Le même groupe déclare huit fois plus souvent que les autres que la sécurité sociale ne doit plus prendre en charge les frais d’un avortement [16]. Cette description quantitative ne dit pas beaucoup sur les motivations particulières des acteurs concernés, c’est-à-dire leur façon d’interpréter subjectivement les moments de crise auxquels ils sont confrontés (perte d’influence chez les syndicalistes, perte de revenu, etc.).
C’est pourquoi nous voudrions approfondir la compréhension de la structuration des différents types de caractères, en recourant aux concepts fondateurs de la Théorie critique...
NOTES
[13] Zeuner, op.cit.
[14] Voir Schiel, Das Gesellschaftsssystem der DDR als Ursache rechtsextremistischer Gewalt in Ostdeutschland, Grin Verlag, Berlin, 2004.
[15] Fichter/Stöss/Zeuner, “ Ausgewählte Ergebnisse des Forschungsprojekts Gewerkschaften und Rechtsextremismus ”, Hans-Böckler Stftung, Düsseldorf, 2005, p. 8.