En bon gros marxiste dira ALayn ("bon gros marxiste" càd "bon gros juif moderne" euphémise le même soukaka), un texte du tour à tour trotskyste, tour à tour proche/distant de la LCR...
Je le poste ici afin que les CCC n'imaginent pas que je pense (je le dis pas ^^) qu'ils sont eux aussi des bourreaux volontaires
Auschwitz et la suite
par Jean-Marie Vincent
Est-il possible d'affirmer que l'extrême gauche et la gauche disposent aujourd'hui de théorisations satisfaisantes sur le nazisme, l'antisémitisme et l'Holocauste ? Cela paraît douteux au vu des débats actuels. À titre d'exemple, on peut renvoyer au numéro de février 1997 des Temps modernes en grande partie consacré à une critique du livre de Daniel Goldhagen, Les Bourreaux volontaires d'Hitler. Les articles, divers dans leurs orientations, montrent correctement que la thèse de Goldhagen sur l'existence d'un antisémitisme d'extermination généralisé dans la société allemande, donc présent au-delà du parti et des SS chez les Allemands ordinaires, est intenable. Mais là s'arrête leur aspect positif, car ils sont pour le reste d'une assez grande confusion ; Claude Lanzmann, de façon significative, défend l'unicité singulière de la Shoah en disant qu'on ne peut l'expliquer [1]. Cela revient à cautionner indirectement les interprétations des extrémistes religieux ou laïques d'Israël qui font de l'Holocauste une sorte de catastrophe métaphysique qui ne peut être compréhensible que par référence à l'histoire du peuple juif, élevée ou plutôt rabaissée au rang de mythologie.
Tout cela doit amener à reconnaître qu'il y a bien des carences dans l'analyse du poids et de la place de l'antisémitisme dans la politique nazie. On a réduit en général l'antisémitisme à un ensemble de préjugés utilisables par des démagogues. On n'a pas voulu voir que l'antisémitisme était central dans la politique nazie, voire qu'il lui était consubstantiel. L'antisémitisme des dirigeants nazis était indubitable, mais ce n'est pas leur psychologie et leurs préjugés qui expliquent leur politique. Hitler écrivait déjà en 1919 qu'il était nécessaire de passer d'un antisémitisme de sentiment à un antisémitisme de raison. Il voulait dire par là que l'antisémitisme devait être systématisé, qu'il devait devenir un instrument de discrimination entre amis et ennemis et surtout un instrument de destruction de la politique et de la confrontation démocratiques. En d'autres termes, l'antisémitisme devait sans cesse être développé pour justifier la recherche du pouvoir ou sa conservation une fois la prise du pouvoir effectuée. L'antisémitisme devait être mis en scène comme une lutte à mort, c'est-à-dire devenir de fait une lutte à mort contre un ennemi construit délibérément comme le mal absolu. D'une certaine façon, les juifs étaient un objet idéal, parce que l'antisémitisme était un vieil héritage qu'on pouvait faire fructifier et élargir.
L'antisémitisme systématisé et meurtrier d'après la prise de pouvoir présentait en outre l'avantage de lier les non-juifs aux nazis en les obligeant à participer aux persécutions des juifs, en les rendant complices de ce qu'ils ne voulaient pas forcément. Dans un premier temps (en 1933-1934), les mesures antijuives ont été limitées, mais elles ont très vite obéi à une logique de l'escalade dont la pointe extrême a été la « solution finale ». Elles se sont appuyées pour cela sur les mécanismes qui produisent de l'agression et de l'indifférence à l'intérieur des rapports sociaux capitalistes. Les relations de concurrence sur les mar¬chés (capitaux, marchandises, travail) sont en effet des relations d'affrontement et de séparation qui jouent inévitablement sur l'agressivité comme en témoigne quotidiennement le vocabulaire de guerre éco¬nomique employé dans les médias. Chacun est potentiellement l'adversaire de l'autre, chacun doit bâtir des systèmes de défense pour s'affirmer et se préserver dans un monde souvent hostile. À cela il faut ajouter les effets du conditionnement et de l'exploitation de la capacité d'agir des hommes par le capital qui fait des salariés un facteur de production ou un matériau parmi d'autres : l'homme de la compétition devient un moyen pour l'homme. Dans les mouvements de la valorisation, des hommes et des femmes sont à chaque instant jetés sur le bord de la route comme superflus. La société est ainsi imprégnée de violence, non seulement la violence impersonnelle des dispositifs et agencements du capital, mais aussi la violence que les individus-supports des rapports capitalistes exercent les uns sur les autres. On peut même dire, en ce sens, que les rapports sociaux se reproduisent comme rapports de pouvoir, comme hiérarchisation des relations pour servir les équilibres du capital. La puissance collective de l'agir humain est détournée vers les fins désocialisantes et déshumanisantes de la valorisation.
Sans doute y a-t-il des correctifs, des éléments de compensation à cet état de choses, c'est-à-dire des éléments de civilisation et de civilité dus à la fois à la proscription de la violence arbitraire dans le quotidien, à l'apparition d'un ordre juridique et de mécanismes de représentation politique. Mais il faut faire attention à ce que le processus de civilisation (pour reprendre la terminologie d'Elias) est remis en question insidieusement par des processus de délitement des rapports sociaux consécutifs à des affrontements qui reviennent régulièrement. Crises sociales, crises politiques, crises économiques font apparaître des failles, des béances où s'engouffre de la violence ouverte, où se fait jour la fragilité du tissu social. Ces crises peuvent être, dans certains cas, l'occasion de prises de distances collectives par rapport à la logique sociale du capital, mais il est aussi fort possible qu'elles fraient la voie à des développements contre-révolutionnaires au nom du retour à un passé plus ou moins mythique. C'est qu'en effet le rapport social capitaliste est le lieu de temporalités décalées les unes par rapport aux autres, de groupes vivant leur historicité à des rythmes très différents et selon des schémas d'interprétation divergents. La contemporanéité, comme l'a très bien vu Ernst Bloch dans Héritage de ce temps, est faite de dé-synchronisations : le capital ne rompt jamais totalement avec les formes sociales passées, il se les assimile en les déformant. Plus précisément, il transforme ses antécédents historiques en éléments de son propre fonctionnement. II est capable d'utiliser, aussi bien la grande propriété nobiliaire, des formes de salariat à la limite du servage que les rémanences du patriarcat, etc.
Au fond il est à l'aise avec ces archaïsmes modernisés, parce qu'il les domine de sa temporalité et de sa dynamique. Il sait qu'ils ne dis¬posent pas des moyens cognitifs nécessaires pour saisir leur situation et que les agencements capitalistes ne leur sont pas pleinement lisibles et visibles. Ces effets du passéisme, de nostalgie du passé sont d'autant plus forts que les groupes sociaux les plus directement travaillés par la modernisation capitaliste ont eux-mêmes du mal à ne pas s'accrocher à des identités sociales et professionnelles dépassées lorsque les rapports de travail changent très rapidement. Le bouleversement des mondes sociaux familiers suscite de la désorientation, des aspirations au retour à l’étât de choses ancien et par conséquent des demandes d'ordre contre ce qui apparaît comme de la perturbation et du désordre. Les couches les plus désespérées (souvent les moins politisées) qui n'arrivent pas à s'expliquer ce qui les menace et les atteint peuvent très vite passer de la prostration à la rage et au ressentiment. Elles peu¬vent donc être gagnées par ceux qui leur proposent des ennemis mythiques comme auteurs de leur misère et le retour à la normalité par l'établissement d'un régime d'exception.
Sur de telles bases, la normalisation que les nazis ont mise en vigueur ne pouvait être que délirante. Délire d'un régime d'exception qui pour se reproduire comme régime d'exception doit sans cesse faire mon¬ter les enchères et recréer l'ennemi mythique comme danger mortel (la « conspiration juive »). Délire d'une mise en scène grandiloquente de la politique comme combat qui masque la disparition de tout débat politique et l'absence de toute véritable régularité dans le fonctionnement des institutions. Délire des objectifs d'assainissement de la race qui ne peuvent être atteints que par l'assujettissement, voire l'anéantissement de peuples entiers et de minorités comme les homosexuels, les handicapés physiques et mentaux. Délire d'une stratégie guerrière qui veut la victoire totale ou la défaite irrémédiable. Pourtant on aurait tort de croire que ces constructions sont purement fantasmatiques. Elles embrayent au contraire sur des processus bien réels de réajustement des rapports de pouvoir et des hiérarchies sociales. Des sans-grade, des déclassés, des sans-emploi accèdent en grand nombre à des positions de pouvoir avec la volonté de les conserver et de les aménager. Au contraire, les interdictions et les discriminations qui frappent les juifs, les arrestations et l'enfermement en camps de concentration des communistes, des sociaux-démocrates et des syndicalistes, dès 1933, montrent avec une clarté aveuglante que les ennemis du national-socialisme ne peuvent que se retrouver au ban de la société, sans aucun droit à la vie. Quelque temps après l'assassinat massif de malades mentaux et d'asociaux vient faire la démonstration que les vies inutiles doivent disparaître. Autrement dit, chacun ne peut avoir droit à l'existence que s'il est un matériau utile, que s'il est un travailleur et un soldat au service du Führer [on voit très bien où les CCC ou l'ANPE pompent leur fumier intellectuel].
On parvient par là au niveau supérieur, extrême de ce que Foucault dans II faut défendre la société appelle la biorégulation étatique. II ne s'agit plus seulement, à ce stade d'une régulation de la natalité, de la santé, de la morbidité, c'est-à-dire d'une politique du faire vivre et du laisser mourir, mais bien d'une orientation vers le massacre collectif et la précarisation de la vie. Chacun dans l'Allemagne national-socialiste doit accepter et même vouloir la mort de l'autre, des autres, et considérer qu'il n'est qu'un vivant en sursis, le titulaire d'une existence qu'il ne possède pas. Chacun doit être potentiellement bour¬reau et victime à la fois, la haine de l'autre se conjuguant avec le mépris de soi-même. L'autre est ma mort et je suis la sienne : la mise au rebut est en ce sens la première loi sociale. L'individu ne possède plus sa capacité d'agir et sa force de travail : il n'est plus que force de travail et capacité de tuer dans le déni de l'humain. Il est par suite inévitable que la biorégulation devienne mort industrielle, violence meurtrière omniprésente. Les chambres à gaz, les fours crématoires ne doivent pas seulement anéantir des existences, ils doivent aussi anéantir symboliquement ce dont les juifs étaient porteurs dans la culture germanique, l'altérité et la non-conformité.
Cette réalité du système nazi ne s'est mise en place que progressivement, mais elle est suffisamment prégnante dès le début pour que les réactions de beaucoup d'Allemands soient ambivalentes. L'adhé¬sion totale, inconditionnelle au régime n'est sans doute pas majoritaire, il y a beaucoup plus d'adhésions partielles, réservées sur tel ou tel point de la politique du pouvoir. La politique antijuive ne suscite en particulier aucun enthousiasme, même si les mesures pour l'émigration forcée des juifs sont admises comme une sorte de moindre mal. Les pogroms et les incendies de la Nuit de cristal en 1938 ne sont en aucun cas spontanés, mais le fait d'appareils nazis (particulièrement des cliques autour de Goebbels). Cette passivité relative évidemment intolérable pour les dirigeants nazis et ne pouvait que les pousser à aller plus loin dans le crime et y faire participer de plus en plus d'Allemands ordinaires (que l'on songe à tous ceux qui ont eu connaissance du transport de juifs vers les camps de la mort). En même temps les nazis ont eu recours à une politique d'euphémisation de l’horreur en masquant certains phénomènes, en utilisant un vocabulaire volontairement atténué pour parler de l’insuportable. Cela a permis à de nombreux Allemands de faire comme si rien ne se passait et cela d'autant plus facilement qu'il n'était pas possible de parler avec d’autres des camps de la mort (la délation était toujours à craindre). De plus le régime tolérait dans de nombreux cas que des hommes et des femmes se creusent des petites niches dans le système (vie privée, famille, relations d’amitié). A côté de la normalisation délirante, il pouvait y avoir une infra-normalité propice au refoulement et à l’oubli.
Ce qui était essentiel pour Hitler et les nazis, c'était que les Allemands ne puissent pas penser vraiment la « solution finale » et en saisir toute la portée et toute l'horreur. La mise à mort industrielle devait être transmuée en lutte à mort, en une joute mythique et déréalisante entre deux protagonistes planétaires. Il devait bien y avoir une certaine présence, menaçante et obsédante, de la « solution finale », mais une présence que l’on essayait de mettre de côté sans pouvoir totalement l'ignorer, lancinante comme un refoulé qui ne peut être complètement refoulé. Dans ce domaine, Hitler et les nazis ont mené à un plus haut degré de perfection la proscription de la pensée qu'ils ont commencé à mettre en œuvre dès les années 20 : la Weltanschauung et le programme nazi ne procèdent pas par argumentations, mais par dénonciations et menaces. Il ne s'agit pas pour Hitler, lorsqu'il s'adresse aux masses, de les aider à surmonter leur situation en éclairant origines et causes de leurs difficultés, il s'agit au contraire de flatter leurs prédispositions les plus régressives, par exemple à chercher des victimes expiatoires et des raccourcis vers le salut ! Bien évidemment, après la prise de pouvoir le régime n'a pas pu se passer d'activités intellectuelles, il les a néanmoins obligées de se dérouler à l'ombre des mythes-abstractions de sa Weltanschauung, constituant autant de tabous à ne pas transgresser. Les activités scientifiques (et leurs applications technologiques) ont été exaltées comme des armes dans la lutte pour assurer la victoire de la germanité. Les autres activités ont été mises sous surveillance dans des zones réservées où l'on tolérait certaines formes d'apolitisme et d'émigration intérieure, en réalité d'autocensure ou d'automutilation, ce qui renforçait d'autant la dégradation et l'abaissement de la culture entraînés par les interdits.
Ces tendances régressives sont parfaitement symbolisées par l'évolution de la langue, par son appauvrissement sémantique et syntaxique comme l'a brillamment montré Viktor Klemperer dans LTI (la langue du 3e Reich). L'allemand écrit et parlé perd une grande partie de ses qualités, de sa capacité à différencier, à s'enrichir symboliquement, à multiplier les échanges sociaux. Il devient de plus en plus un langage de l'assertion brutale, de l'injonction ; de la condamnation et de la simplification infantilisante. Il pousse à ne plus penser ou plus exactement à ne penser qu'à l'aide de stéréotypes, de raisonnements routiniers et de catégories rigides. Pour beaucoup de couches de la société il devient très difficile, sinon impossible, d'analyser une conjoncture, des tendances d'évolution et d'anticiper l'événement. Dans ces conditions, la capacité d'agir des individus s'appauvrit, s'oriente vers la répétition, vers une sorte d'activisme passif dans tout ce qui va au-delà de la vie privée. L'action collective est de moins en moins liée à des ini¬tiatives venant d'en bas, elle prend de plus en plus la forme de l'action collective militarisée. Il ne faut plus penser l'action, il faut la subir comme on subit la propagande. On est ainsi face à une décérébration sociale qui renforce encore des tendances à l'œuvre dans les rapports sociaux capitalistes : à savoir l'humilité soumise de la pensée face aux mouvements abstraits et menaçants du capital et de la valorisation. On peut d'ailleurs constater que la machinerie national-socialiste ne s'est pas substituée à la machinerie capitaliste, mais s'est surimposée à cette dernière en cherchant à majorer son efficacité déshumanisante.
Tout cela doit faire comprendre que le nazisme n'est pas un accident de l'histoire, mais l'actualisation de virtualités propres à la société capitaliste. Il a été accueilli avec faveur lors de ses débuts et a trouvé des partisans dans une grande partie de l'Europe, notamment dans la France de Vichy qui a participé avec beaucoup de zèle à la solution finale. Il est donc faux d'en faire une affaire purement allemande qui appartiendrait au passé, parce que l'Allemagne est aujourd'hui une démocratie [sic] et qu'il existe l'État d'Israël (c'est de façon significative la position de Daniel Goldhagen). Comme le dit Adorno dans la Dialectique négative, il y a un avant et un après Auschwitz. On ne peut pas faire comme si la catastrophe n'avait pas eu lieu, comme si une nouvelle forme de barbarie n'était pas apparue : l'administration de la mort à des hommes réduits à l'état d'exemplaires. On ne peut pas faire comme si les dégâts infligés aux survivants et aux nouvelles générations n'étaient pas immenses. Il n'y a pas comme le prétend le chancelier Helmut Kohl de grâce particulière pour ceux qui sont nés après Auschwitz ou étaient trop jeunes pour vivre la période consciemment, tout simplement parce qu'ils sont comme les générations précédentes face à une occurrence historique impensée en fonction des obstacles qu'on rencontre toujours pour la penser. On sait maintenant beaucoup de choses sur le régime national-socialiste, sur son fonctionnement chaotique, sur son aventurisme et son écroulement final. On ne peut pas pour autant affirmer que l'on comprend en profondeur, mieux que les acteurs d'alors, le déchaînement de la barbarie nazie.
Beaucoup sont portés à croire que l'essentiel est de faire un travail de mémoire et de deuil contre toutes les tendances au refoulement indéniablement présentes dans les sociétés occidentales. Mais n'est-ce pas réduire la question à sa dimension morale, à la culpabilité individuelle et collective ? Hannah Arendt a déjà souligné dans son Eichmann à Jérusalem qu'évoquer la culpabilité absolue des bourreaux et de leurs complices face à l'innocence absolue des victimes c'était finalement s'en tenir à des abstractions vides. A partir de telles prémisses, on est effectivement incapable de se demander quels mécanismes sociaux doivent être combattus pour empêcher que par une sorte de compulsion de répétition des phénomènes du même ordre puissent se reproduire. C'est pourquoi au-delà du travail de mémoire (qu'il n'est pas question de rejeter) il faut un retour autocritique sur la façon dont ont été pensés la modernité capitaliste, mais aussi l'anticapitalisme. Le moins que l'on puisse dire est qu'ils ont été largement pensés avec des instruments empruntés à la conceptualité propre à la société capita¬liste. L'économisme profond de la société capitaliste en particulier n'a pas été saisi comme un problème fondamental, comme quelque chose à déchiffrer et à démontrer dans sa complexité. Tout au contraire, les courants critiques ont eu tendance à concentrer leur attention sur les défaillances supposées de la dynamique économique capitaliste et à en faire l'élément essentiel de la crise du système social et donc de son dépassement. Le socialisme devenait planification, organisation contre l'anarchie [sic] de la production et relevait ainsi, lui aussi, de l'économie.
Il est vrai que le mouvement ouvrier de la fin du siècle dernier a mis à l'ordre du jour une thématique de l'égalité sociale et plus secon¬dairement une thématique de la fin des discriminations (entre races et sexes). Mais cela ne reposait sur aucune analyse sérieuse des rapports sociaux et de leurs potentialités destructrices. On ne s'interrogeait pas sur la production et la reproduction de la violence dans les relations entre les groupes sociaux, entre les générations, entre les sexes et entre les individus. On se laissait aller à croire que des effets de civilisation devaient peu à peu s'étendre un peu partout. Certains socia¬listes sont même allés jusqu'à vanter les vertus civilisatrices de la colonisation (sans ignorer pour autant la brutalité des colonisateurs). Des inquiétudes se sont bien fait jour lors de la montée de l’antisémitisme au moment de l'affaire Dreyfus, mais on a en général sous-estimé la nouveauté et la portée de ces phénomènes. Friedrich Engels traduisait un état d'esprit général en qualifiant l'antisémitisme de « socialisme féodal » ce qui laissait sous-entendre qu'on était face à un anticapitalisme dévié et déformé par des préjugés du passé et non face à des mouvements de révolte, sans perspectives et impuissants mais à la recherche d'exutoires immédiats et prêts à pratiquer de nouvelles formes de barbarie. Le mouvement ouvrier d'alors voulait se persua¬der à bon compte que les masses trompées par des démagogues finiraient par prendre conscience de leurs véritables intérêts grâce à l'activité éclairée et éclairante des organisations ouvrières (politiques et syndicales).
Cette problématique de la prise de conscience postulait en fait l'existence d'individus en pleine possession d'eux-mêmes, exempts de réactions ambivalentes et immunisés contre les tentations du ressentiment et de l'agressivité sans objet précis. Or, la réalité ne correspond pas du tout à ces vues : les individus, lorsqu'ils sont exploités et dominés, n'ont pas à leur disposition toutes les ressources nécessaires pour se retrouver dans leur situation. Dans leurs combats pour leur survie physique et psychique ils sont portés à réagir en fonction de schémas d'interprétation de la réalité qui sont loin d'être adéquats. La production symbolique des groupes et des individus opprimés se manifeste souvent sous la forme de sous-cultures [Boutanche et kesta glousseront à l'élitisme] de la révolte, mais aussi fréquemment sous la forme de sous-cultures de l'authenticité passive et de l'adaptation ou encore de l'exorcisme de dangers mythifiés. C'est pourquoi la participation de larges masses à des actions collectives ne se fait pas toujours dans la clarté, loin de là, mais au contraire dans l'équivoque et le malentendu. Les modalités d'adhésion aux mouvements sociaux et politiques, dans leur diversité, véhiculent beaucoup d'ambiguïtés et de contradictions. Les raisons de participer des uns ne sont pas celles des autres, et les objectifs proclamés ne peuvent avoir la même signification pour tous, pour les organisateurs et les organisés par exemple. Les actions sont construites avec des matériaux hétéroclites qu'on ne peut combiner pour en faire des ensembles cohérents à la portée politique univoque. Des composantes réactionnaires, tournées vers la réaffirmation de traditions plus ou moins mythiques, peuvent voisiner avec la recherche d'orientations concrètes pour dépasser l'ordre existant. Cela est en grande partie masqué par l'unité superposée aux investissements symboliques des individus et des groupes sociaux par les grandes organisations bureaucratiques, leurs mots d'ordre et leurs rituels. Il y a en quelque sorte absorption des investissements singuliers par une production symbolique globalisante qui établit par là des liaisons entre les individus, les institutions et la politique institutionnalisée.
Une telle alchimie de l'action collective est évidemment peu propice à l'apparition de pratiques nouvelles et l'éclosion d'une dynamique transformée des relations interindividuelles (enrichissement des échanges, dépassement progressif de la concurrence). Les liens de solidarité qui peuvent s'établir à l'occasion des actions revendicatives sont ténus et fragiles et la solidarité administrée par les syndicats et les institutions chargées du salaire indirect restent dans les limites de ce qui est compatible avec l'accumulation du capital. Il y a, certes, des moments privilégiés (grèves massives, création d'organismes de lutte démocratiques) où se produisent des ruptures par rapport aux routines sociales, mais les retombées sont rapides. Même si la mémoire collective conserve des traces de la mise en parenthèses de certaines contraintes et pesan¬teurs sociales, le retour à la normale est inévitable, parce que la découverte de nouvelles perspectives reste embryonnaire. On sent bien qu'un autre monde est possible, on entrevoit même certaines des formes qu'il peut prendre. Pourtant, on reste prisonnier, non seulement de la matérialité des rapports sociaux, mais d'un imaginaire social et de constructions symboliques marqués par la dynamique de la valorisation-dévalorisation. Pour qu'il en soit autrement, il faudrait en réalité que l'action collective soit elle-même envisagée comme un problème fondamental, comme ensemble de pratiques à changer et à soustraire à la force des habitudes. Les actions collectives conçues dans cet esprit pourraient ainsi devenir authentiquement transformatrices et porteuses de nouvelles relations sociales. Mais, précisément, comme le problème n'a jamais été véritablement posé, les actions collectives s'enferment toujours dans la redondance, dans le redoublement des vieilles pratiques alors même qu'elles croient apporter du nouveau. Les formes de mobilisation, même lorsqu'elles se veulent démocratiques, n'arrivent pas à rompre avec le ressentiment, les projections phobiques contre les groupes minoritaires, les processus d'identification et d'attachement inconditionnel à des chefs au nom du dépassement des divisions et de l'union des volontés.
Il n'est au fond guère étonnant que le mouvement ouvrier ait été si friand des métaphores militaires pour parler des actions collectives (seraient-elles seulement des campagnes électorales). Cela masquait et justifiait en même temps les aspects bureaucratiques des actions collectives et leurs ambivalences par rapport aux objectifs proclamés. Il ne s'agissait pas de mieux connaître des situations et des relations grâce à l'action, il ne s'agissait pas de mettre en branle des processus aboutissant à l'établissement de nouveaux liens sociaux et à la construction de nouveaux échanges symboliques. Il était avant tout question de marquer des points dans les luttes pour se positionner dans des appareils et des dispositifs de pouvoir. Il importait donc assez peu que le mode d'agrégation des individus fasse appel à des mécanismes aveugles : l'essentiel était d'obtenir des soutiens. De toute évidence, on se préoccupait assez peu dans le mouvement ouvrier organisé de tout ce qui pouvait excéder, déborder l'enfermement des individus dans les rapports capitalistes, c'est-à-dire des écarts, des décalages réels dans les conduites et les comportements qui allaient au-delà de l'individualisme possessif. De cette façon les forces qui se voulaient subjectivement contestatrices de l'ordre social ne pouvaient se donner les moyens de lire et de comprendre autrement la dynamique de la société, en disqualifiant les mécanismes de la valorisation en vue de promouvoir d'autres pratiques. Il leur manquait un principe d'intelligibilité pour se guider dans le dédale des rapports sociaux, pour en déceler les potentialités négatives et leurs conditions d'actualisation, mais pour en saisir aussi les potentialités créatrices. Cette incapacité à pénétrer la compacité et l'opacité de la normalité quotidienne du capitalisme devait inévitablement produire de l'incompréhension et de l'aveuglement politique face aux mouvements réactionnaires de masse et aux han¬tises identitaires.
Face au nazisme, socialistes, communistes, syndicalistes vont de fait se bercer d'illusions sur ce que sont les enjeux véritables. Le plus souvent ils veulent considérer l'antisémitisme et le racisme comme des éléments secondaires dans la politique nazie, ils tendent d'ailleurs de la ramener à la politique du fascisme italien. L'antisémitisme des nazis est perçu surtout comme un héritage du passé, comme une sorte de marotte qui ne peut jouer qu'un rôle secondaire. Il n'est pas analysé comme l'élément central d'une politique qui veut mettre la société en état de siège. Lors de son 7e congrès (1935), l'Internationale communiste assène de façon significative que la dictature nazie est la dicta¬ture des éléments les plus réactionnaires et les plus chauvins du capitalisme monopoliste, ce qui est réduire le nouveau pouvoir à une sorte d'agence au service du capital au lieu d'en faire une dictature inédite, appuyée sur une mobilisation massive à tendances totalitaires. Socialistes et communistes, malgré leurs divergences, se retrouvent en fait dans leur refus de concevoir le nazisme comme une lame de fond venant des rapports sociaux et des abîmes qu'ils recèlent, lame qui pourtant réarticule en profondeur les relations de pouvoir et les dispositifs d'État. Ceux qui sont les plus lucides insistent sur la déstabilisation de la petite bourgeoisie sous les coups de la crise économique de 1929 et sur la démagogie national-socialiste, mais ils laissent dans l'ombre la longue genèse de cette réaction extrême (cf. la montée de l'antisémitisme dans l'Europe du 19e siècle). À quelques exceptions près, les théoriciens du mouvement ouvrier sous-estiment en consé¬quence la durabilité du nazisme, et les dégâts qu'il est susceptible de causer dans le tissu social et l'univers symbolique de très nombreuses couches. Ils le pensent comme quelque chose de passager qui n'est pas appelé à laisser beaucoup de traces, même s'il peut faire beaucoup de victimes. Pour eux, la victoire du nazisme n'est pas une césure fondamentale dans l'histoire contemporaine qui remet en question une grande partie de la culture du mouvement ouvrier, la croyance dans le progrès, l'évolutionnisme optimiste, la possession du sens de l'histoire.
Faut-il en déduire que la montée du nazisme et son triomphe face à la gauche étaient inévitables ? On ne refait pas l'histoire, mais il est légitime de se demander si la paralysie des socialistes et des commu¬nistes relevait bien d'un déterminisme historique rigide. Quand on se souvient que des dirigeants certes minoritaires dans le mouvement ouvrier ont analysé avec beaucoup d'acuité les processus politiques conduisant à la prise de pouvoir d'Hitler, on peut se dire que tout cela n'avait rien d'irrésistible. Léon Trotski, August Thalheimer, Otto Bauer ont montré, chacun à sa manière, qu'un front unique entre socialistes et communistes aurait pu avoir des effets très sensibles sur le contexte politique et le rapport des forces avec les nazis. Sans doute l'unité ne pouvait-elle, par elle-même, résoudre tous les problèmes, mais elle pouvait commencer à corroder et à ébranler l'attitude pro¬fondément nihiliste et quiétiste des principales organisations de gauche. Les communistes s'étaient habitués à des dénonciations rituelles de la social-démocratie, caractérisée comme le principal rempart de l'ordre social capitaliste, juste avant sa chute imminente. Les socialistes et la majorité des dirigeants syndicaux, quant à eux, s'enfermaient dans une politique du « moindre mal » (tolérer des gouvernements conservateurs pour éviter le pire) qui entretenait leur propre passivité. Dans l'un et l'autre cas on s'en remettait à des fictions politiques – l'attente de l'irrésistible montée révolutionnaire d'un côté, la croyance aveugle dans les capacités de résistance de forces conservatrices pourtant travaillées par des tendances antidémocratiques, de l'autre côté. Par contre, un front unique, établi sur des bases démocratiques (confrontations sur les objectifs et les modalités de l'action) aurait inévitablement entraîné une mise en question de toute une série de mythes politiques (le caractère « scientifique » des politiques suivies, la sagesse des dirigeants, leur sens politique, etc.) et mis à l'ordre du jour des pratiques poli¬tiques plus combatives, plus soucieuses de frapper juste et de délier des énergies nombreuses. On serait allé, en suivant cette direction, vers une politique de dé-normalisation faisant fond sur un refoulé essentiel, c'est-à-dire tout ce qui excède et dérange l'ordre normalisant du rapport social. C'est pourquoi on ne peut s'étonner outre mesure que les dirigeants du mouvement ouvrier aient refusé obstinément, jusqu'en janvier 1933, toute politique unitaire : elle avait pour eux des implications trop déstabilisantes.
En ce sens, il n'y a pas effectivement de déterminisme historique dans ce chemin à la catastrophe, il y a des conduites aveugles, des visions faussées sur les affrontements politiques et sociaux qui viennent de loin et d'une incompréhension récurrente de ce qui se passe réellement dans les processus sociaux et politiques. Même après l'installation au pouvoir des nazis, on retrouve une cécité de cet ordre dans les politiques du front populaire et dans les politiques antifascistes. Dans beaucoup de pays, les dirigeants du mouvement ouvrier renoncent aux excommunications réciproques et acceptent de nouer des alliances, mais ils ne cherchent pas à prolonger les dynamiques unitaires à la base, à leur donner plus de force et à s'en servir pour renouveler leurs propres perspectives. Au contraire, l'antifascisme est conçu comme un moyen d'établir ou de rétablir des positions dans le jeu politique habituel (ce qui pour les communistes veut dire aussi tenir compte des rapports diplomatiques complexes de l'Union soviétique). Un tel antifascisme est, par la force des choses, inopérant en Allemagne, notamment parce qu'il n'arrive pas à saisir les modalités d'enracine¬ment et de renforcement du régime. La propagande antifasciste met l'accent sur les brutalités des SA, sur l'ampleur des arrestations, sur la destruction des libertés, etc. Elle laisse largement dans l'ombre la signification des premières mesures antisémites qui s'inscrivent dans la logique d'une Allemagne judenrein, c'est-à-dire sans juifs, et dans une logique de colonisation à l'échelle européenne (au nom de la défense de la race). Un moment ébranlée par le pacte germano-soviétique, la politique antifasciste qui occulte ce moment essentiel du 20e siècle, la culmination de la barbarie raciste présente dans les rapports sociaux, va reprendre de plus belle sous l'égide de la grande alliance entre les Occidentaux et l'Union soviétique. N'est-il pas significatif qu'on ne commence à se préoccuper en Occident du massacre industrialisé des juifs qu'en 1944, c'est-à-dire trois ans après le commencement de la « solution finale » ?
À l'issue de la deuxième guerre mondiale, on découvre l'ampleur des crimes commis par le régime nazi, en particulier contre les juifs d'Europe. Pourtant rares sont ceux qui attribuent une place centrale à l'Holocauste, comme pierre angulaire de la stratégie et de la politique nazies. Les politiques antifascistes qui dominent l'immédiat après-guerre affirment bien qu'il faut tout faire pour empêcher que de pareils événements ne se reproduisent. Elles ne cherchent pas à prendre le mal à la racine, dans la violence des relations sociales, dans la fragilité de la politique minée par l’économisme, dans les hostilités identitaires, dans les fourvoiements de l'action collective. À gauche on ne parle pas des menaces de barbarie moderne présentes dans la dynamique sociale et politique du capitalisme ; on dénonce, à partir d'analyses superficielles, la malfaisance des monopoles. Très vite, surtout à cause de la guerre froide, la tendance est de passer à l'ordre du jour, tout en procédant régulièrement à des commémorations rhétoriques des victimes. Dans les pays à démocratie parlementaire, l'antisémitisme est officiellement proscrit et souvent poursuivi lorsqu'il s'exprime trop ouvertement. On ne peut pas dire pour autant qu'il soit véritablement compris et analysé dans toutes ses dimensions. On l'a déjà vu, il est la plupart du temps décrit comme un préjugé, ce qui n'est pas faux, mais, quand on s'arrête là, on occulte le fait qu'il est plus encore, le principe organisateur d'un monde symbolique rigide, dichotomique, partagé entre amis et ennemis et fermé à des vues différenciées sur la société. On ne peut s'expliquer autrement qu'il réapparaisse périodiquement au grand jour, malgré la réprobation morale dont il fait l'objet. Il peut même se manifester avec vigueur dans des pays (comme l'ex-RDA) où la population juive est tout à fait limitée. Si un Jean-Marie Le Pen peut déclarer que les chambres à gaz et les fours crématoires sont un « détail », ce n'est pas seulement par goût de la provocation, c'est aussi parce que les victimes concrètes, de chair et d'os, sont l'accessoire (une sorte d'accident dû à la frénésie d'Hitler) par rapport à l'essen¬tiel, le rôle de la « juiverie internationale » dans la structuration de ses explications du monde. Pour lui, l'élément juif est toujours le premier facteur de désagrégation de la nation, celui qui ouvre la voie à l'État cosmopolite de l'époque de la mondialisation (et de l'immigration).
Face à cette réalité l'antiracisme de la gauche et de l'extrême gauche ne dépasse guère le stade de l'universalisme et de l'humanisme abstraits. Il est en partie inopérant, même lorsqu'il s'accompagne d'une critique des inégalités et des injustices sociales, parce qu'il ne s'attaque pas aux schémas d'interprétation de la réalité propres à l'antisémitisme et au racisme, et surtout parce qu'il ne dérange pas les dispositifs cognitifs qui permettent à ces schémas d'interprétation de se perpétuer. Les connaissances que l'on a du monde et de la société sont produites socialement, à travers des échanges qui ne sont pas neutres, mais des occasions d'affrontements sur ce qui peut être retenu comme connaissances vraies. En ce sens, le rapport social de connaissance est constitué aussi bien de savoirs explicites reconnus que de savoirs refoulés, latents et informulés. D'une certaine façon, les connaissances estampillées s'insèrent dans une dynamique de pouvoir, cognitif-culturel, qui empêche des couches entières de la société d'articuler leurs expériences, qui les enferme dans la non-expression de ce qu'elles subissent, les condamnant ainsi à des comportements réactifs irraisonnés, terrain fertile pour la prolifération de méconnaissances sur le social. De ce point de vue, Daniel Goldhagen n'a pas tort de s'interroger sur les structures cognitives qui ont porté l'antisémitisme nazi. Son tort est de ne pas voir que ces structures ne sont pas le fruit d'évolutions linéaires, mais se cristallisent dans des conjonctures bien précises où interviennent une multiplicité de facteurs (économiques, sociaux, politiques, culturels) qui ne sont jamais immobiles. Le travail cognitif sur les projections phobiques qui visent l'altérité culturelle et sociale varie suivant les situations et les couches de la société. Ce sont souvent les strates dominées les plus aisées, mais dont les positions et le poids dans la dynamique sont menacées, qui élaborent ou réélaborent les schémas d'interprétation de type antisémite et raciste. Ils pénètrent ensuite les couches les plus défavorisées par contamination pour des raisons bien précises, effondrement de sous-cultures jusqu'alors solides, dégradation de l'emploi salarié et des conditions de vie, perte de confiance dans le jeu des institutions, etc. Dans un climat de désespérance sociale il se produit alors une sorte de contre-travail cognitif, le remplacement d'instruments relativement souples de connaissance, capables d'aider à penser de façon différenciée, par un appareillage catégoriel rigide et simplificateur, fait pour justifier la discrimination, l'agression et au bout du compte la destruction.
La lutte contre la barbarie antisémite et raciste est en conséquence une lutte pour l'intelligibilité des rapports inter-humains (inter-individuels, sociaux), intelligibilité qui n'est jamais donnée une fois pour toutes, parce qu'elle est une conquête de tous les instants. Il s'agit de démentir un fin connaisseur de la matière, Hitler, qui écrivait dans Mein Kampf :
« L'intelligence politique de la masse n'est pas assez développée pour par¬venir d'elle-même à des conceptions politiques générales et précises et pour trouver elle-même les hommes qui seraient capables de les faire aboutir [2] . »
II ne suffit pas de combattre les idéologies antisémites et racistes en montrant leur caractère meurtrier, il faut montrer qu'elles participent de mécanismes de décérébration collective à l'œuvre en permanence dans la société, mécanismes qu'elles poussent à l'extrême limite. Hitler était un grand théoricien et un grand praticien de la propagande, c'est-à-dire du pouvoir médiatique. Il avait saisi que l'efficacité des médias tient moins dans leur capacité à inculquer et à manipuler que dans leur capacité à occuper le terrain, à rendre impossibles des rap¬prochements ou des liaisons entre certains phénomènes pour empê¬cher qu'on puisse se les représenter. C'est dire que le combat pour une intelligence politique collective (pour reprendre la terminologie d'Hitler) est entre autres un combat pour desserrer l'étreinte des dispositifs médiatiques et leur opposer des dispositifs de production et de diffusion de nouvelles représentations. La tâche peut sembler insurmontable, sauf si l'on veut bien se souvenir que le pouvoir médiatique tire une grande partie de sa force de l'anti-intellectualisme soigneusement distillé par la marchandisation de la production des connaissances. Du haut en bas de la société, on est habitué à considérer que l'intelligence est un moyen de s'affirmer contre les autres dans la concurrence. Cela aboutit précisément à dévaloriser l'intelligence comme travail sur des valeurs universelles (non marchandes), comme recherche de rapports sociaux plus satisfaisants. Ceux qui se consacrent à de telles occupations, les intellectuels universalistes, sont perçus ou comme des idéalistes incorrigibles ou comme des cyniques qui sont chargés de répandre des illusions en se faisant les propagateurs de grands principes inopérants.
Ce mépris de l'intelligence est en partie masqué par le culte qui est rendu à la science, à une science qui n'a pas à s'inquiéter de ce que veulent ses commanditaires, ni de l'impact de ses activités et de ses résultats, parce qu'elle est porteuse de progrès techniques et d'une plus grande maîtrise des processus naturels. Ce culte qui fait de la science une sorte de magie (les pouvoirs de la science deviennent mythiques) a toutefois son revers. Les zélateurs de la science sont nombreux à découvrir, à un moment ou à un autre, que leur dieu est un faux dieu, une idole. Ils s'aperçoivent que la science a des effets pervers et que le progrès technique fait beaucoup de dégâts. Mais au lieu de se demander si d'autres pratiques scientifiques sont possibles ils partent à la quête de nouvelles idoles (de la théosophie, aux doctrines de type « New Age » en passant par le spiritisme). Dans l'ombre du capital, c'est en fait la haine de l'intelligence qui prolifère et il est clair, qu'une réaction massive ciblée contre cette pathologie sociale pourrait avoir des conséquences incalculables en mettant à mal de nombreux agencements et dispositifs sociaux. Il y a, bien sûr, un obstacle de poids à franchir, celui de la complexité : tout le monde ne peut pas tout savoir et il faut bien s'en remettre à quelques-uns pour démêler les aspects techniques de certains problèmes. Pour autant il n'est pas besoin de s'en remettre totalement aux experts et à l'expertise. Si les savoirs ne sont pas utilisés de façon monopolistique et particulariste (pour la valo¬risation du capital et les privilèges d'une minorité), mais au contraire largement diffusés, il devient alors possible d'en tester la portée et d'en mesurer les conséquences sur la société et son environnement. L'intelligence collective, quant au fond, n'est pas séparable des confronta¬tions et élaborations collectives sur le sens à trouver dans les pratiques sociales et individuelles.
On touche là du doigt le fait que l'intelligence collective et l'intelligibilité du social ne peuvent se passer d'une dimension éthique qui doit très clairement se manifester par la mise en question de la marchandisation des rapports humains et de l'universalisme en trompe l'œil des morales religieuses et laïques. Il faut notamment que la reconnaissance de l'autre puisse ne plus se présenter comme un impératif moral ou comme une occasion de se valoriser, mais comme la reconnaissance des potentialités très riches de relations réciproques et dialogiques. On peut d'ailleurs ajouter que pour mettre fin à l'unidimensionnalité des structures cognitives et à leur fermeture sur elles-mêmes, il faut mettre en lumière pour la critiquer leur dépendance par rapport à des éthiques et des esthétiques implicites. Dans le cas du nazisme, il y a derrière l'idéologie de la pureté de la race (et de son apparition) une éthique implicite de la jouissance dans la mort, la destruction et l’autodestruction, et une esthétique complémentaire de la mise en scène apocalyptique, toutes deux nées sur le terreau nourricier de la dynamique de valorisation-dévalorisation propre au capitalisme. Comme le disait Max Horkheimer, quiconque refuse de parler du capitalisme ne peut comprendre l'antisémitisme, ce qui veut dire aussi que si l'on se donne les moyens de mieux comprendre nazisme et antisémitisme, on comprendra mieux le capitalisme et par contrecoup la crise récurrente du mouvement révolutionnaire depuis des décennies.
NOTES
[1] La Shoah est explicable. Pour autant elle n'est pas dicible ou représentable. En ce sens les critiques de Claude Lanzmann à La Liste de Schindler de Spielberg portent juste.
[2] Cite par Alan Bullock in Hitler et Staline, vies parallèles, Albin Michel, Robert Laffont, Paris, 1994, tome 1, p. 82.