Le 24 Mai 68 a Toulouse

Débats politiques, confrontation avec d'autres idéologies politiques...

Le 24 Mai 68 a Toulouse

Messagede bajotierra le Ven 27 Avr 2018 09:47

"Il y a eu le 22 mars à Nanterre. Ce sera le 25 avril à Toulouse. Ce jour-là de 1968, près de quatre cents étudiants de la faculté des Lettres se barricadent dans l’amphi qu’ils occupent rue Lautman pour y débattre de la situation générale de l’université. Ce sont d’abord les étudiants en droit qui prétendent les en chasser, jetant pierres et pétards à travers ses fenêtres. C’est le ministre de l’Education Alain Peyrefitte qui décide ensuite de l’évacuation des lieux, y dépêchant les CRS. Une fois expulsés, les deux camps étudiants s’affrontant à grands moulinets de barre de fer et chacun de ces camps s’opposant aux matraques des forces de l’ordre, la fin d’après-midi dans les rues voisines résonne de cris sauvages, de chocs métalliques et de pas de course.

L’étudiant en Economie qui préside l’Assemblée générale des étudiants de Toulouse de l’UNEF, l’AGET-UNEF, n’est pas le dernier dans la chasse à l’étudiant d’extrême droite qui s’ensuit. Alain Alcouffe est allergique aux tenants de l’Algérie française et de l’Espagne franquiste qui fréquentent encore l’université sur les bancs enseignants ou enseignés. Il ne garde pas ses coups de poings dans les poches. Ni ne lésine sur l’aide à apporter aux moins aguerris. Ses exploits en la matière lui valent d’être promené le 9 mai sur les épaules de deux gaillards en tête d’une manifestation contre la répression policière. Il s’est en effet fait cabosser l’avant-veille rue Gambetta, s’étant interposé entre une haie de CRS et le premier rang essentiellement lycéen d’une manifestation.

Ce président de l’AGET-UNEF aurait aussi pu se retrouver proclamant la Commune de Toulouse depuis le balcon de l’Hôtel de Ville. Il y a, à cette date, bientôt un mois déjà que les étudiants miment la révolution. Il serait peut-être temps de la faire.

Il fait très beau ce vendredi 24 mai. Le pays est en panne. Toulouse ne fonctionne plus que sur les pompes à essence du marché-gare Raynal ravitaillées depuis le port de Sète par une flotille de camions-citernes. Le commissariat central est muet, bouclé de l’intérieur. Le préfet Alexandre Stirn ne sort plus de sa préfecture. Une délégation d’appelés du contingent vient d’informer Pierre-Cours-Salies du service d’ordre étudiant que l’armée serait elle-même empêchée d’intervenir tant les jeunes militaires s’y opposeraient, tant il manquerait de pièces sur les véhicules de transport et de percuteurs dans les armureries. Il y a une pointe de rêve et de romantisme dans le discours.

L’idée d’Alain Alcouffe est que les étudiants doivent maintenant partager le flambeau de la révolution avec les travailleurs, sinon le leur passer. Ces travailleurs ne viendraient jamais jusqu’à la faculté pour le prendre de leurs mains, cogite-t-il encore. C’est aux étudiants de le leur apporter en un lieu symbolique qui deviendrait du coup la base d’appui du mouvement populaire. L’Hôtel de Ville du Capitole semble tout désigné pour ce moment de démocratie nouvelle. Dans la réunion préparatoire de la veille, Pierre Cours-Salies insiste auprès du comité d’action pour qu’y soit installé un comité central de grève d’où serait approfondi le travail révolutionnaire des étudiants fait en direction des quartiers et des entreprises.



Le débat s’éternise, jeudi 23, dans une salle du département de sociologie au premier étage de la rue Lautman. Les trotskistes de la Jeunesse communiste révolutionnaire se relaient pour y répéter dix fois que le coup n’est pas mûr. Ces Toulousains de la JCR essaient de joindre leur direction à Paris. En vain. Les réseaux de contacts téléphoniques mis en place dès le début du printemps cafouillent. Ils ne peuvent ainsi pas savoir que le mouvement parisien patine à la Sorbonne, à l’Odéon ou devant la Bourse. Ils ne pourront pas savoir non plus que le cadre de la JCR, ancien élève du lycée Fermat à Toulouse, Daniel Bensaïd, est très curieux de voir si la province prendra le relais de la capitale, si Toulouse va oser jouer sa carte.

Les amis d’Alcouffe et Cours-Salies votent au moins le principe d’une manifestation jusqu’à cet Hôtel de Ville pour le lendemain. Le comité n’adopte toutefois pas le principe de son occupation. Il ne le repousse pas formellement non plus. Le parti est prié d’attendre et de voir ce qui se passera ce 24 mai, une fois le cortège sur place.

Cohn-Bendit est interdit de retour en France. Les batailles de rue se multiplient dans le pays. Apprenant que le cortège a pour destination la place du Capitole et peut-être la mairie pour objectif, c’est tout le vieil appareil SFIO qui se mobilise. Le maire Louis Bazerque est un des plus mal à l’aise. Il dit à ses amis que son coeur penche pour les manifestants. Après tout, les étudiants vont dans le sens de ses idées. Il dit aussi le peu de confiance que lui inspire le général commandant les troupes parachutistes de Toulouse. La situation peut déraper. En tout cas, elle sent la poudre. Le commissaire à la retraite, ex-Tonton flingueur du groupe de résistance Morange et ami de la gauche, Maurice Espitalier, fait la même analyse :

– Tu devrais prendre la direction des opérations, conseille-t-il à son ami l’élu. Une insurrection, ça se prépare.

Lui saura dans quels arsenaux il s’agira de prendre les armes. Et comme rien, juge le policier, ne peut se faire si la CGT ne marche pas, il propose encore au maire hésitant de le mettre en contact avec les cadres ouvriers de ce syndicat.

– Prouve-moi que des équipes sont prêtes à se soulever à Marseille, à Lyon et à Paris et peut-être alors je suivrai ton conseil, lui souffle Louis Bazerque. Les deux finissent par convenir que si la gauche doit un jour prendre le pouvoir, ce sera par les élections et qu’il vaut mieux, tout de suite, refroidir la machine.

La manifestation est en mouvement de la place du Salin vers l’Hôtel de Ville. Le patron des employés municipaux Force Ouvrière, bras séculier de la mairie, a pris ses dispositions. Georges Aybram a opportunément convoqué pour quinze heures une assemblée générale de ses syndiqués à la salle du Sénéchal, à deux pas du Capitole. Objet déclaré de la réunion : les revendications sociales. En fait, c’est la mobilisation d’une masse de huit cents personnes prêtes à tous les emplois.

Quand l’annonce y est faite que les étudiants se sont mis en marche, Georges Aybram laisse monter la pression un moment, sans bouger de son fauteuil puis frappe sur le bureau : l’assemblée générale, propose-t-il, suspend immédiatement ses travaux et se transforme en comité de grève. Deuxièmement, le comité de grève décide d’occuper les lieux de travail. Ces lieux de travail étant la mairie du Capitole, il s’agit de s’y déplacer tout de suite. Le tout est voté en cinq minutes, enregistré et paraphé.

Le respect des formes d’abord. Avec beaucoup de flair politique, le syndicaliste a vite compris que le combat qui allait suivre serait celui de la légitimité. C’est encore lui qui assure la mise en scène. Il voit le maire ouvrant la veste de son costume pâle et transpirant, hésitant sur la conduite à tenir.

– Nous occupons la mairie et vous agissez sous notre contrôle et notre protection, lui dit-il.

Louis Bazerque a compris, il acquiesce. Il décroche son téléphone et demande le préfet Stirn :

– Le Capitole est occupé par son personnel, je suis entre ses mains…

– Je vous envoie les forces de police?

– Non, ça ne sera pas utile.

La rhétorique a son importance : entre les manifestants et le pouvoir municipal établi, il y a maintenant les “travailleurs”.

Il est seize heures. La foule gronde dehors. Les manifestants sont au bas mot quinze mille devant la porte de bois ferré qui protège l’entrée de la mairie. Elle s’entrouvre. S’y engouffre une délégation de dix personnes. Laquelle délégation demande au maire d’aller lire au balcon une déclaration en trois points affirmant sa solidarité avec les étudiants contre les brutalités policières, reconnaissant l’université autonome de Toulouse et annonçant la création d’un fonds municipal d’aide aux grévistes. L’élu refuse d’abord puis s’y plie et apparaît à ladite foule. Le spectacle est alors sur la place.

Un grand barbu anarchiste, fumeur de pipe et en bleu de chauffe, agitateur dit plus tard de la “tendance alpiniste”, a entrepris d’escalader la façade de l’Hôtel de Ville. Il a décroché les drapeaux rouges et drapeaux noirs fixés aux fenêtres du rez-de-chaussée pour les hisser jusqu’au balcon d’où Louis Bazerque va parler. Du fond de la place, sous les arcades, le tableau peut convaincre les manifestants que le maire est en train de proclamer la Commune de Toulouse. Un photographe de La Dépêche du Midi immortalise l’apparition de l’élu sous son épaisse crinière blanche, raide comme un piquet face aux manifestants, le bras droit levé pour demander le silence. À coté de lui le contestataire professeur de philosophie Philippe Sol, la tête inclinée sur la gauche, les mains ouvertes à la manière d’un ange de Raphaël. À son autre flanc, l’universitaire SGEN-CFDT du laboratoire du Phosphore et de l’Azote de la faculté des Sciences Raymonde Mathis, qui rayonne. Et les drapeaux rouges et drapeaux noirs qui encadrent donc la scène.

En fait, la confusion est totale. La foule siffle, la foule hue. Elle entend à peine ce que dit le maire. Elle ne l’écoute d’ailleurs pas.

Il est dix-hit heures dix. Pour finir de désamorcer le mouvement, le patron des municipaux commande d’ouvrir aux manifestants les portes de la mairie.

-S’ils les ouvraient eux-mêmes, nous finirions par perdre le contrôle des opérations, explique-t-il alors au résistant commissaire retraité.

Le spectacle qui suit est à désespérer les révolutionnaires : les étudiants s’engagent sous le porche du Capitole en chantant l’Internationale à pleins poumons entre deux rangs de syndiqués Force Ouvrière. Le syndicaliste SNESUP professeur de géographie Bernard Kayser demande une dernière fois à la foule de “respecter cette maison qui doit demeurer celle de tous les citoyens et dont la garde reste au comité de grève municipal”. Alain Alcouffe est atterré. Yves Couderc qui l’a précédé à la présidence de l’AGET-UNEF ne cesse de demander ce qu’il faut faire maintenant. Pierre Cours-Salies hausse les épaules et ne répond pas. Il enrage, il se sent honteux de voir cette manifestation se terminer en queue de poisson. Il vient de voir le syndicaliste CFDT de la SNIAS proclamer la fin de la récréation depuis une fenêtre de la cour Henri IV dans l’enceinte de la mairie. Ledit Michel Loubet est connu des étudiants pour avoir souvent ouvert aux distributeurs de tracts d’extrême-gauche les ateliers de la SNIAS, future Aérospatiale. Il s’est d’abord fait siffler en réclamant le silence. Il l’a obtenu sans mal, prononçant ces quelques mots magiques : “je suis un ouvrier, moi”.

– On a gagné, conclut-il sa harangue comme on lancerait un mot d’ordre de dispersion.

Si même les travailleurs que les étudiants ont amenés là pour faire la révolution le disent, c’est que tout va rentrer dans l’ordre et dans le rang, se désole le comité d’action de la rue Lautman.

Le soir-même, c’est Antoine Artous qui apprécie la situation :

– Le service d’ordre étudiant s’est retrouvé politiquement paralysé. Nous ne disposons certes pas d’une phalange d’acier, mais ils ne sont pas très costauds en face non plus. S’il avait fallu chasser les municipaux des couloirs et des bureaux, il y aurait eu à coup sûr une belle bousculade, mais certainement pas un bain de sang. Il poursuit :

– La question qui s’est posée est de savoir si des étudiants pouvaient s’affronter à des prolos.

Ce sont les faits qui ont répondu.

Le lendemain est vécu par le comité d’action du Mouvement du 25 avril comme une terrible gueule de bois. Il n’y aurait pas d’autres occasions. La fin de l’année universitaire est trop proche, la question des examens taraude maintenant la masse des étudiants.

Ce 25 au matin, rue Lakanal, le syndicaliste Michel Loubet pousse la porte du local de la CFDT. Un vieil immeuble délabré aux plafonds tachés d’humidité. Il a l’air penaud, il tourne autour de la table où Raymonde Mathis s’est installée, épluchant la presse du jour :

– Tu sais, Raymonde, je crois qu’on a gagné sur le plan du calme. Mais j’ai peur qu’on ait démoralisé les étudiants.

Le doute en vient aussi à ravager le patron des municipaux FO Georges Aybram. Ses amis syndicalistes des municipalités de Narbonne, Béziers et Montpellier l’ont appelé. Si la mairie de Toulouse était tombée, disent-ils, la leur n’aurait pas fait un pli.

– Le cours des choses en aurait peut-être été changé, souffle-t-il.

Quinze mille personnes enchantées de venir bousculer le vieux monde venaient d’être arrêtées dans leur mouvement par une petite porte de bois et beaucoup de dialectique. Qui est minoritaire ? De quel côté se trouve la légitimité ? La vieille SFIO installée au Capitole a encore un sérieux ascendant sur les syndicats, sur la société ouvrière. Elle a surtout un discours parfaitement rodé pour le faire savoir.

Le 30 mai suivant, le gouvernement de Georges Pompidou fixait au 23 juin suivant les prochaines élections législatives. Le jeu normal de la politique, la “démocratie formelle”, reprend son cours.

Une bousculade au Capitole aurait peut-être donné le signal que l’ex-Toulousain Daniel Bensaïd attendait à Paris. Il vient dans les jours qui suivent l’expliquer en meeting dans ce qui est encore le Palais des sports :

– Nous avions, ce 24 mai à Paris, l’oreille collée au poste à transistors pour savoir si Toulouse allait nous donner le nouvel élan.

L’écoutant, le président de l’UNEF Alain Alcouffe préférerait ne rien avoir entendu. Il n’a pas pris de porte-voix devant la mairie pour inciter à l’assaut. Il n’a pas provoqué cette étincelle qui aurait mis le feu à la plaine. Il est comme un joueur de poker qui n’a pas abattu son jeu “pour voir”.

Le 24 mai 1968 à Toulouse, le discours politique, les mots l’avaient déjà emporté sur le mouvement. Comme si rien ne pourrait jamais déranger vraiment la société politique. Une pichenette aurait suffi pour s’y emparer du pouvoir, ne serait-ce que symboliquement. C’est la volonté de jouer de la pichenette qui était absente.



Extrait de
“Le gauchisme flamboyant : l’après 68 à Toulouse” de GILBERT DUVAL éditions Cairn 2018.
bajotierra
 
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Re: Le 24 Mai 68 a Toulouse

Messagede Luka le Ven 27 Avr 2018 17:11

C'est vrai que tabasser les gens qui n'ont pas les mêmes idées que nous est une bonne idée ...
Après ils n'auraient eu aucune chance ,l'armée les aurait atomisés et ils restaient minoritaires .
Maintenant il ont une chance je pense ,si ils trouvent un moyen de s'exprimer sans pénaliser les autres étudiants leur image s'en trouverai meilleure .
De toute façon si il tentent une révolution ils vont se faire battre ,et même si ils gagnent les autres pays refuseraient ça .
C'est assez con quand même ,nous vivons en démocratie mais la majorité n'a pas le pouvoir.
Luka
 
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