Réflexions sur les luttes contre le Nucléaire‏

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Réflexions sur les luttes contre le Nucléaire‏

Messagede fabou le Ven 20 Avr 2012 13:54

Reçu par e-mail tout à l'heure, sur la liste IACAM (Infos Anti-autoritaires en Cévennes, Causses, Aubrac, Margeride - iacam@rezo.net)

Un texte écrit suite à la mobilisation à Valognes contre le train de transport de déchets nucléaires CASTOR.

À Luca Abbà,
plongé dans le coma depuis le lundi 27 février 2012,
après avoir chuté d’un pylône en haut duquel il s’était réfugié
alors qu’il était poursuivi par les flics sur ordre direct du ministre de l’Intérieur italien
qui intimait la reprise du chalet collectif La Baïta appartenant
au mouvement d’opposition No Tav.


LA CLÉ PLUTÔT QUE LA CHAÎNE

Depuis fukushima, le but morbide et explicite de la mafia nucléariste est de convaincre chacun que ce monde tel qu’il va ne peut plus aller sans le nucléaire. Les pronucléaires et les anti-nucléaires devraient s’en accommoder, comme l’imposent les mégalomanes criminels qui, au nom du principe de leur réalité, considèrent que l’humanité peut bien s’adapter à des accidents répétés de centrales1. Les cauchemars en cours n’ont pour effet dans les crânes d’œuf des nucléocrates négationnistes que de générer des théorèmes ubuesques où la probabilité prévaut aux décisions même lorsqu’elle est supérieure à 1. Ce ne sont pas quelques antinucléaires du « Réseau pour sortir du nucléaire » rejoints par l’appareil politique des Verts exhibant leur chaîne le long d’une faille sismique, serait-ce sur 1 000 kilomètres Nord-Sud, qui auront la moindre incidence sur la catastrophe et les choix politiques qui en sont la cause. La mobilisation de Valognes en novembre 2011 nous paraît mériter une bien plus grande attention.

Ne taisons pas nos divergences
Au sein du collectif de valognes, une position idéologique a voulu prendre le pas sur le sens du « blocage » du train Castor à Valognes le 23 novembre 2011, cette tentative réussie d’action autonome. Dogmatiquement activiste, elle affirme que « la permanence des luttes de chapelles en France n’exprime que l’insuffisance pratique du mouvement ». (Appel au camp de Valognes en novembre 2011, septembre 2011) : elle recoupe celles des insurgés-qui-vont-arriver, qui considèrent avoir déjà gagné, du moins pratiquement : « Quelle que soit la virulence du déni, les nucléocrates le savent bien : en tant qu’industrie, le nucléaire n’a aucun avenir, hormis l’industrie de son démantèlement » (« Panique chez les nucléocrates », in Libération du 21 novembre 2011).
Une autre tendance, négation de la première, (« Notes sur Valognes et ses suites » in Pas de sushi l’État Geiger, n° 2, p 21-22), quant à elle, louvoie en assimilant la thèse de la défaite des nucléocrates à « l’illusion d’une prise de conscience généralisée comme il en fut jadis dans l’après-Tchernobyl ». Illusion qui aurait spéculé, déjà, sur la catastrophe nucléaire comme opportunité pour renverser ce monde. Si nous critiquons, nous aussi, cette thèse de la fin inéluctable du capitalisme par la catastrophe nucléaire, nous ne nous souvenons pas de la propagation d’une telle illusion dans les années qui ont suivi Tchernobyl 2. Engager une activité désabusée sur la base des possibilités d’alors (notamment dans les luttes contre les projets de stockage de déchets nucléaires) et contribuer à fissurer le consensus qui régnait nous paraissait alors indispensable d’autant que le développement d’une conscience critique collective ne tombe jamais du ciel, fût-il cauchemardesque.
L’importance de la discussion réside dans le fait qu’il faut envisager la réalité du rapport de force dans la lutte contre le nucléaire.
Il ne s’agit pas d’éluder les contradictions, dont nous ne faisons pas table rase au motif d’un « mécanisme de division atavique [qui] nous dédouan[erait] certes de toute responsabilité, mais nous condamn[erait] à perpétuer les causes de notre faiblesse. » (Appel au camp de Valognes). Les contradictions ont la vie dure et leur refoulement sous la tente de l’unité ne nous empêchera jamais de considérer comme nuisance l’activité lobbyiste d’un Greenpeace ou comme confusionniste celle d’une
association complice de l’industrie nucléaire comme l’ACRO.
Il est tout aussi faux et vain d’écrire, comme les uns, que le nucléaire est à « l’amorce de sa fin » (« Panique chez les nucléocrates ») sans envisager toute l’infrastructure sur laquelle il s’appuie et qui, elle, n’est pas véritablement mise à mal, que de prétendre, comme les autres, que le nucléaire continue comme avant, sans tenir compte des raisons pour lesquelles certains États ont décidé de mettre un bémol. Oublions les indignés du nucléaire qui, eux, se contenteront d’un capitalisme sans nucléaire, sans même se demander si c’est possible. Les Notes sur Valognes et ses suites se sont fait l’écho de différentes positions extérieures au collectif qui se fondaient sur la confusion entre l’action de Valognes et la stratégie formulée par les « appellistes ». Pourtant, à l’intérieur du collectif, « les approximations de la tribune de Libération sur la prétendue agonie finale de la mafia nucléaire » (Valognes et après..., par Un de ceux de Valognes), étaient sources de dissensions.

La perturbation de Fukushima
Quel autre monde une arme de guerre, arrachée à la connaissance, devenue moteur industriel mondial pouvait-elle promettre sinon celui d’une survie réduite aux contraintes sécuritaires ? L’abondance des matières radioactives utilisables militairement et la diffusion de ces technologies sont telles aujourd’hui qu’elles ne déterminent plus les choix du nucléaire civil, en dehors des pays isolés géopolitiquement, tels l’Iran ou la Corée du Nord.
Personne ne peut plus nier que Fukushima, à la suite de Tchernobyl, peut entraîner un problème majeur pour le développement mondial de l’industrie nucléaire civile, car une telle catastrophe est aussi un démenti total des prétentions affichées précédemment par les nucléocrates. Du seul fait de son existence, la catastrophe de Fukushima contraint la caste nucléariste à poursuivre un travail de Sisyphe de « reconquête de l’opinion ».
Alors que cette caste est durablement engagée dans la poursuite de l’exploitation de l’énergie nucléaire, comme en France, où elle persiste avec une arrogance extrême à vouloir développer le nucléaire civil – quitte même à se servir de la catastrophe de Fukushima comme argument commercial –, elle peut aussi faire le dos rond et faire des promesses, comme en Italie ou en Allemagne.
Les pays émergents ne peuvent pas tous être pareillement ni aveuglément pronucléaires. Certains basaient leur production d’électricité sur des projets colossaux de développement de la filière nucléaire. Ainsi, l’Inde a pratiquement suspendu l’ensemble de son programme, dont la mise en chantier de 4 EPR, sous la pression des populations, après avoir prévu de multiplier par 14 son potentiel en vingt-cinq ans. Dans un autre sens, la Chine possède 14 réacteurs, en prévoit 25 nouveaux, dont 2 EPR, d’ici 2020. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’ils peuvent sans contradictions sacrifier leur population.Ainsi les autorités du district de Wangjiang s’opposent-elles à celles, voisines, de Pengze où se construit un nouveau réacteur, un AP1000, dernier-né de la technologie américaine, sur une faille sismique en activité. Comme partout, un journal, en l’occurrence Xinjing Bao, promeut la transparence.
Aux États-Unis, l’administration Obama veut relancer l’implantation de centrales. Pour la première fois depuis 1978, la construction de deux nouveaux réacteurs, en Georgie, a obtenu l’agrément de la NRC (Nuclear Regulatory Commission), l’instance fédérale.
Quelles que soient les décisions de l’après-Fukushima, personne n’ignore plus désormais que l’humanité, tant qu’elle existera, devra se protéger de la radioactivité artificielle que cette société a diffusée partout en connaissance de cause.

L’utopie EPR
Nous avons décrit dans Du mensonge radioactif et de ses préposés quelques aspects de la « reconquête de l’opinion » que la catastrophe de Tchernobyl avait alors rendu nécessaire pour les nucléaristes français. Aujourd’hui, les mêmes ont conçu le thème de la « renaissance du nucléaire ». Avec Fukushima, forts de cette expérience de gestion de catastrophe globale, les communicants du pouvoir nucléariste, c’est-à-dire aussi ceux de l’État français, ont tout de suite attaqué en traitant d’« infâmes » les écolos qui se seraient servis du malheur des Japonais et, dans la foulée, ils ont essayé de placer l’EPR comme remède à tous ces maux. Ils ont fait de ces morts un argument sécuritaire.
L’arrogance de cette mafia se lit parfaitement dans l’histoire de la conception de l’EPR et dans son usage : le programme nucléaire français avait été fondé sur la filière à neutrons rapides, « le réacteur du futur ». Après la construction de Superphénix – le roi Soleil – et du centre de La Hague, la filière a dû
être abandonnée, échec industriel monumental. Les 58 réacteurs en service construits sur la licence Westinghouse en l’attente du développement de la filière française ont finalement servi à produire le plutonium que La Hague recycle sous forme de MOX, alimentant lui-même les réacteurs qui ne sont pas adaptés à ce combustible. L’EPR est la quintessence du savoir-faire français : il peut consommer du MOX et il a intégré les nouvelles règles de sécurité définies depuis Tchernobyl. Il peut même supporter la chute d’un avion de ligne, enfin il devrait... (bien que cela ait été contredit par un document d’EDF de 2003 classé secret d’État). Mais ce type de réacteurs implique tellement d’exigences qu’il en devient inconstructible, sinon à prix prohibitif. D’ailleurs, sur les quelques dizaines de réacteurs dont la construction est prévue dans le monde, il n’y a que 4 EPR. Les deux premiers – Olkiluoto 3 en Finlande, vendu à perte, et Flamanville – ont vu, pour l’heure, leur temps de construction et leur prix doubler, et ils sont encore loin d’être achevés. Le cas des deux de Taishan, en Chine, semble faire exception, mais on sait bien que, si la Chine n’est pas en voie de désindustrialisation, elle peut bien ignorer ses autorités de sûreté.
Pendant ce temps, les Coréens et les Canadiens obtiennent des contrats pour la construction de futurs réacteurs : ils sont moins chers, souvent de plus faible puissance et leur construction demande moins de temps..

Le colosse aux pieds d’argile n’a pas de porte-monnaie
L’appareil de production des énergies n’a pas à être rentable immédiatement puisque l’énergie anime l’ensemble des industries. Le raisonnement économique dans le nucléaire doit donc être envisagé comme l’expression politique de choix étatiques. La rentabilité n’est pas primordiale pour ses gestionnaires mêmes. Les profits se réalisent bien en aval des investissements proprement énergétiques. Économiquement, l’État avance mais le capital gère quand ça roule, c’est-à-dire hors prise en compte de « caractéristiques propres (risques, règles de sûreté et de sécurité, lien avec les questions de défense...) » que précisait le rapport Roussely, ex-président d’EDF et sans contradiction vice-président du Credit Suisse, en 2010. Socialement, surtout en cas d’incident ou d’accident, l’État gère (par exemple, au Japon où Tepco va être nationalisée), le capital fuit et les humains se démerdent avec ce qui leur reste de santé et d’environnement.
Le gestionnaire Roussely sait également de quoi il parle quand il écrit : « Le nucléaire est en effet probablement la seule activité économique dont l’avenir est largement déterminé par l’opinion publique. L’acceptation par le public et les acteurs institutionnels est une condition majeure pour le développement du civil nucléaire ». La gestion à laquelle ils se livrent n’est pas seulement économique et sociale, elle est aussi celle des consciences, la police de la pensée.
Les coûts du nucléaire sont incommensurables puisqu’il s’agit du seul investissement qui aura été lancé pour l’éternité. La Cour de comptes s’est pourtant essayée à présenter un chiffrage du coût de la filière nucléaire française. Selon elle, les caisses seraient vides et, de plus, il est trop tard pour opérer le renouvellement du parc de centrales. Le choix de prolonger la durée de vie des centrales françaises (ainsi que dans la plupart des pays disposant déjà d’un parc) a donc déjà été fait. Initialement prévues pour être renouvelées au bout de quarante ans, les centrales pourront continuer leur fonctionnement pour atteindre cinquante ou soixante ans (il n’y a aucune limite réglementaire). Il faudra donc payer les rénovations (moins coûteuses que le remplacement) qu’un autre rapport, celui de l’ASN, juge nécessaire. Les deux rapports précisent les données et les contraintes d’un problème que les acteurs du nucléaire ne manqueront pas de contourner.

L’inimaginable au pouvoir
« Il faut accepter de se préparer à des situations complètement inimaginables parce que ce qui nous menace le plus, ce n’est pas un accident “standard” [...] Si un accident se produit, le moins invraisemblable est que ce soit un accident absolument extraordinaire, lié par exemple à des effets dominos avec d’autres installations voisines, des aléas naturels ou des actes de malveillance »
(dépêche AFP du 6 mai 2011), disait Jacques Repussard, directeur général de l’IRSN. Ce qu’ils n’avaient pas daigné imaginer auparavant devient, lors d’une réunion du Comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle (Codirpa), la base de leur analyse. Repussard fait porter la cause sur les circonstances. Mais ce ne fut pas le tsunami qui fut radioactif.
Bon an mal an, on s’aperçoit, au travers de leur avancée forcenée, que le seul avenir qu’ils nous proposent véritablement est la survie en milieu contaminé, comme on peut le voir autour de Tchernobyl et au Japon. Un monde dans lequel il devient normal qu’un pédiatre japonais, Shintaro Kikushi, soit assailli par le dilemme des parents hésitant à envoyer leurs enfants jouer au jardin d’enfants : « Du point de vue de la santé, je pense que le risque de ne pas jouer est supérieur à celui qui est lié aux radiations » (Asahi Shimbun, 2 février 2012).

Le vortex de Valognes
Aujourd’hui comme hier, il s’agit pour nous de saisir les possibilités de remettre publiquement en discussion l’exploitation du nucléaire. Mais n’étant pas des martyrs, nous ne nous enchaînerons pas en réseaux de citoyens. Nous n’offrirons pas le spectacle d’un enchaînement volontaire immobile reposant sur l’espoir sidérant que sa présence passive occasionnerait une prise de conscience généralisée. Nous savons trop bien comment les nucléocrates et les économistes considèrent l’humanité, ils la prennent en compte quitte à la faire disparaître. L’opération menée à Valognes ne s’est pas faite sans divergences. Leur apparition dans les discussions est un moment nécessaire pour que les individus ne voient pas leur lutte dénaturée et accaparée par toutes sortes de représentants ou d’arrivistes.

mars 2012,
Association contre le nucléaire et son monde,
acnm@no-log.org

1. Ainsi, Jean-Marc Jancovici, membre de la « Commission de veille écologique » de la Fondation Nicolas Hulot, a récemment déclaré : « Du point de vue des écosystèmes, et ce n’est pas du tout de l’ironie, un accident de centrale est une excellente nouvelle, car cela crée instantanément une réserve naturelle parfaite ! La vie sauvage ne s’est jamais aussi bien portée dans les environs de Tchernobyl que depuis que les hommes ont été évacués... » (Enerpresse, 20 février 2012).
2. Au contraire : « serait, bien entendu, ridicule, aujourd’hui, d’espérer un « avenir sans nucléaire » comme certains écologistes le mendient de l’État. Le nucléaire est malheureusement là, et pour longtemps. Mais le pseudo-réalisme qui se fonde sur cette constatation pour admettre que le nucléaire continue à coloniser la planète est un raisonnement suicidaire », écrivait, en 1987, le Comité Irradiés de tous les pays, unissons-nous, dans sa Plateforme.
fabou
 

Re: Réflexions sur les luttes contre le Nucléaire‏

Messagede Anti-K le Mer 13 Juin 2012 17:26

NOTES
SUR L’APPEL AU CAMP DE VALOGNES
ET SES SUITES.

Lorsqu’il y a de cela quelques mois j’ai appris qu’une initiative autour d’un blocage massif de convoi nucléaire se préparait dans la Manche, sur des terres totalement sous l’emprise du nucléaire et de ses promoteurs, je me suis dit enfin des perspectives de lutte dans un pays où ceux et celles qui continuent d’y lutter s’y sentent bien seuls. Ici, les nucléocrates ne se sont pas contenté de disséminer leurs radionucléides de La Hague à Flamanville en passant par l’ANDRA, l’arsenal militaire de Cherbourg ou la fosse des Casquets, ils ont également colonisés les esprits à coup de pognon et d’idéologie progressiste.
Pour mémoire c’est en septembre dernier que surgit l’appel de Valognes diffusé sur des sites internet et via des tracts lors du rassemblement de Rennes ou dans des journaux militants.
Si j’écris ce texte de notes sur l’appel au camp et ses suites, c’est que quelques malaises n’ont cessé de croitre tant sur le texte d’appel au camp que sur la forme que prenait au fur et à mesure la construction du camp. C’est comme si un spectre étrange hantait l’initiative et cherchait à y plantait ses serres.
Il ne s’agit pas ici de contribuer à une sorte d’entreprise de démobilisation, tant je continue de penser que participer d’une façon ou d’une autre à cet appel à blocage reste important, mais il s’agit juste d’opposer quelques critiques à même de prolonger entre autres les quelques pistes évoquées par les 4 précisions sur l'appel à bloquer le "train-train" nucléaire à Valognes. Et surtout de faire de cette tentative de blocage un moment de réappropriation collectif réel de la lutte mais également de nos propres vies.

Il y a des textes qui veulent s’extraire de tout contexte social et politique et de époque, qui pensent que la seule force de la volonté peut faire plier la réalité à ses propres désirs. Ces textes là ont parfois bien du commun avec la religiosité ou l’idéologie. Ils peuvent alors s’apparenter, parfois contre leur gré, à un discours publicitaire annonçant souvent dans les faits des lendemains qui déchantent.
Dans certains de ses aspects l’appel initial au camp de Valognes suit cette étrange inclinaison.

NON, L’ARRET DU NUCLEAIRE n’est pas à l’ordre du jour dans « les Etats les plus lucides ». Ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni la Suisse n’ont arrêté le nucléaire ; ils ont juste réduits la voilure du nucléaire civil, stoppés la construction de centrales, tout en prolongeant le monde nucléarisé qu’ils continuent de soutenir, avec ses bombes à uranium appauvri, ses recherches en nucléaire… Qui plus est l’expérience récente de la menace du gouvernement Mer kel de revenir sur la promesse du gouvernement « Gauche plurielle » Grünen-SPD de Gerhard Schroeder de sortir du nucléaire en 2020, repoussée in extremis par la catastrophe de Fukushima, montre ce que les promesses de sortie lorsqu’elles sont tenues par les Etats valent réellement. Les effets d’annonce ne servent souvent qu’à démobiliser les oppositions, offrir quelques « pseudo-victoires » aux écologistes les plus intégrés. Ainsi en 93, Greenpeace obtenait, après une longue campagne médiatique d’actions, l’arrêt des rejets en mer de déchets par bateaux. En effet, depuis des décennies de nombreux Etats balançaient leurs fûts de déchets radioactifs à la baille dans les eaux profondes. Ce fut notamment le cas des déchets anglais au large du Cotentin dans la fosse des Casquets où de nombreux fûts sont maintenant éventrés. Aujourd’hui, une conduite au large de La Hague permet à l’usine de retraitement de rejeter directement à la mer nombres d’effluents radioactifs. C’est un exemple parmi d’autres de la vision stratégique des « Etats les plus lucides » directement liés aux industriels du nucléaire.
Parce que cet aspect de l’appel pourrait donner l’illusion souvent véhiculée par les écologistes d’Etat, qu’ils viennent de Greenpeace en passant par les verts ou le réseau sortir du nucléaire, que les Etats ne sont que des entités neutres influencées par le lobby nucléaire. Or, ce sont ces mêmes Etats qui sont le lobby même et qui n’ont eu de cesse de faire proliférer le nucléaire sous toutes ses formes et sous toutes les latitudes. En ce sens l’appel rejoint la critique citoyenne du nucléaire là où dans l’action, le blocage, il s’y oppose frontalement.
Et finalement, cet appel pourrait également laisser croire que c’est aussi simple de bloquer un programme nucléaire que de bloquer un train de déchets radioactifs. Il n’en est bien-sûr rien.

NON, FUKUSHIMA, A L’HEURE ACTUELLE, N’A PAS GENERE D’OPPOSITIONS FRANCHES. Les nucléaristes français y ont même perçu, malgré leurs craintes initiales de voir surgir un vaste mouvement d’opposition, plusieurs opportunités. Tout d’abord celle de relancer la filière EPR plutôt mal en point sur le terrain de l’économie parce que couteuse et trop puissante pour vendre à l’export – faut-il rappeler que ce sont des unités plus petites coréennes qui ont souvent gagnés les derniers appels d’offre. Et c’est le terrain d’un nucléaire sûr qui est investi par AREVA, EDF et consorts… D’ailleurs la relative bonne santé d’AREVA dans le marasme économique actuel en est une illustration flagrante. Ensuite la catastrophe a rendu possible pour les nucléocrates la propagande d’une vie au milieu du désastre, en zone contaminée comme jadis en Biélorussie ou en Ukraine. La catastrophe devient alors un quotidien, qui plus est dans une époque de catastrophes écologiques et économiques constantes, qui n’ont de cesse de nous déposséder chaque jour davantage de toute prise sur le monde. Et ce quotidien loin de remettre en cause la domination qui s’y exerce, l’affine. Nombreux-ses ont été les révolutionnaires ou les écologistes qui dans l’après Fukushima ont cru à une prise de conscience généralisée, comme il en fut jadis dans l’après Tchernobyl. C’est ignorer ce que cette position doit au marxisme pour qui les crises du capitalisme sont ces moments de faiblesses, et comment cette idéologie des crises a souvent montré son inanité.
Ce qui ne veut bien évidemment pas dire que toute l’horreur des situations japonaises ou biélorusses ne nourrissent pas notre rage contre ce monde et ces gestionnaires et n’ébranle pas quelques certitudes pro-nucléaires au passage, ou que la résignation ne soit la seule issue qui se promette à nous…Cela veut juste dire que la lutte sera juste aussi dure qu’elle le fut jadis.
Sur ce terrain, il est évident que, comme le souligne « l’appel de Valognes », l’information ou l’indignation ne suffise pas. Semprun et Riésel dans leur « Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable » ne disaient rien d’autres lorsqu’ils évoquaient cette vieille illusion écologiste qui consiste à croire que les autorités et les populations informées seraient à même de changer leur fusil d’épaule. La réalité est toute autre. Bien que le nucléaire soit majoritairement honni par la population française, l’Etat français continue son délire monomaniaque, et pour cause il n’a pas rencontré d’opposition assez forte pour le faire plier.
Depuis le début des années 80 en France les oppositions au nucléaire, à de rares soubresauts pré ce sont limitées à une action de lobbying ou ce sont aventurées avec le succès que l’on sait sur le terrain de l’écologie politique.
Aujourd’hui, ce avec quoi il s’agit bien de renouer c’est avec une lutte populaire. Une lutte mêlant un enracinement local, loin de l’enracinement maurassien bien-sûr, et des actions directes à même de fragiliser l’Etat, et peut-être de le faire plier. L’appel touche ici en partie juste lorsqu’il évoque la lutte de Plogoff. Mais ce qu’il oublie singulièrement c’est que toute victorieuse que fût cette lutte, elle n’a pas empêché le gouvernement socialiste de continuer le programme nucléaire initié par les équipes Giscard d’Estaing,.

NON VALOGNES NE SERA PAS LE WENDLAND et la lutte contre ce transport vers l’Allemagne n’aura pas l’ampleur de la lutte allemande. Une lutte ne se décrète pas elle se construit. Aujourd’hui, la lutte en Nord-cotentin a été désamorcée. Parce que les édifices nucléaires ou leurs prolongements ont été construits, que certain-e-s locaux ont été achetés, que des travailleur-se-s du nucléaire acquis-e-s à la cause ont colonisé le pays et les esprits. Rien qu’une rapide observation de la modification des paysages en est une illustration criante, avec les routes neuves, les stades qui fleurissent au milieu des lignes THT, avec la critique du nucléaire comme tabou. Faut-il rappeler comment à la fin des années 90 le professeur JF Viel, annonçant un excès de leucémies infantiles autour de La Hague, fut accueilli ? Menaces, campagne de diffamation, etc. Et comment, ici comme au Japon , tradition et modernité se côtoient lorsque le temps se gâte, et le horsain celui qui n’est pas d’ici, qui veut du mal à la région ressurgit alors comme bouc-émissaire au cœur d’un mode de défense d’une société qui bien qu’hautement industrialisée en appelle à ses formes ancestrales de protection.
En sud-Manche, l’opposition au tracé THT est, quant à elle, plus vivante. De nombreuses manifestations ont eu lieu ces dernières années. Des pylônes ont été occupés, des lignes partiellement déboulonnées. Pour autant il serait illusoire de nier qu’une certaine résignation semble avoir insidieusement fait son chemin au gré des maisons achetées, des illusions citoyennes et électorales envolées et d’une situation globale quelque peu démobilisatrice.
Le mouvement antinucléaire français qui a pourtant gagné la bataille de l’opinion est aujourd’hui quasi réduit au silence et à l’inaction. Par les oppositions qui le mine. L’Ecologie politique s’est lentement compromise dans des jeux de gestionnaires, tandis que le réseau sortir du nucléaire a implosé sous la charge de ses propres logiques de bureaucratisation et sur les clivages politiques qui y coexistaient. Dans l’après Fukushima les quelques groupes qui se sont activés ou se sont créés sont souvent restés orphelins de perspectives de luttes un tant soit peu attrayantes. C’est dans cette perspective justement qu’est née cette idée de blocage de Valognes.
En France nous en sommes là et c’est là où comparer cette tentative de blocage à la lutte allemande est plus qu’hasardeuse. La lutte contre ce transport, si elle n’est pas à proprement parlé une lutte hors-sol, puisque de nombreux-ses participant-e-s à cette initiative sont investies de longue date dans les luttes antinucléaires et la lutte anti-EPR et ses prolongements, les THT, ne revêt pas le caractère massif que peut avoir l’opposition aux transports de déchets radioactifs vers Gorleben depuis des décennies. Dans le Wendland et le reste de l’Allemagne, ce sont des milliers de personnes, et pas seulement des militant-e-s, qui s’opposent aux retours de déchets, articulant différents modes d’action tout en restant solidaires les un-e-s des autres. Ces luttes ont fragilisées les options nucléaristes de l’Etat allemand.
Pour autant, il ne s’agit pas d’idéaliser les dites luttes. Tout d’abord, parce qu’elles n’ont pas réussies à faite sortir l’Allemagne du nucléaire. Et ceci ne fait que confirmer ce que pressentait l’ACNM en 94 dans son texte « En finir avec le nucléaire et son monde » , que toute lutte isolée aussi massive soit-elle tant qu’elle n’en finit pas avec l’Etat et le capital n’est vouée qu’à maintenir les rapports de force contre les logiques nucléaristes. Bien évidement les reculs ainsi obtenus sont toujours bons à prendre… Ensuite malgré les solidarités présentes dans ces luttes, il ne faut pas oublier que comme partout en Europe elles ont connues leurs propres trahisons et opportunismes, notamment via le mouvement écologiste d’Etat, ses propres compromis.
Ce qu’il y a « d’inspirant » dans l’opposition allemande comme le signifiait une des initiatrices du camp ce sont principalement des formes de luttes que l’on ne peut malheureusement isoler des contenus que parfois elles véhiculent et surtout des conditions dans lesquelles elles se développent. Lors du départ du dernier convoi vers Gorleben ce sont différents modes d’action qui sont complétés : suspension de militant-e-s à des ponts, blocages massifs et isolés, avec retrait ou non du ballast, sabotages, veilles, manifs. Mais cette situation n’était rendue possible que par le nombre de participant-e-s aux actions et la multiplication de celles-ci le long du parcours. Ce blocage ne permettra pas de reproduire comme un mauvais copier/coller ces formes de lutte comme si elles étaient comme suspendues hors du temps et de l’espace.

ET C’EST L’IDEE MEME DU GESTE FORT véhiculée par l’appel initial, vieil héritage des avant-gardes artistiques et politiques qui est ici à remettre en cause. Lorsque Breton, les dadaistes, les lettristes, les situationnistes et tous les groupes qu’ils inspirèrent jouaient du scandale, c’était dans l’idée que ceux-ci serviraient d’éléments déclencheurs, sorte de mèches, à même d’embraser des situations, ou comme l’explique Léopold Roc dans sa brochure La piste brouillée des Congaceiros dans la pampa sociale à révéler « la négativité latente qui minerait souterrainement la société » . Or comme le constate Roc, sans amertume mais sans fierté, pour ce qui de sa propre histoire au sein du groupe Os Congaceiros, auteur entre autre de bon nombre de sabotages anti-carcéraux de 85 à 90, ce que ces initiatives comme celles qui l’ont précédées oublient singulièrement c’est de « créer des brèches durables dans la cohérence de la société, la construction patiente de liens sociaux à travers des médiations et des initiatives variées. » En clair, ce n’est que lorsque ce geste fort trouve des complicités dans des situations sociales historiques particulières qu’il peut véritablement servir de mèche explosive. Le scandale de Strasbourg, c’est-à-dire la prise en main de l’UNEF Strasbourg par un groupe d’étudiant-e-s aux aspirations situationnistes et sa dissolution immédiate comme organe bureaucratique voué à trahir les aspirations révolutionnaires n’a d’échos que dans la situation de la jeunesse de 68, dans les chahuts organisés dans les bahuts, dans les luttes ouvrières indociles de Caen ou St-Nazaire, dans les violences policières qui secouent les abords de la Sorbonne. L’action ne résonne au-delà du milieu qui est à son origine que lorsqu’elle rencontre un imaginaire social et historique pour reprendre Castoriadis ou lorsqu’elle rencontre des conditions matérielles spécifiques pour reprendre Marx.
Ce sont les limites d’une vision en termes de pur volontarisme politique qui s’exprime alors. La comparaison abusive avec des situations sociales et historiques totalement différentes comme celle de l’Allemagne ne font que confirmer cette filiation implicite idéologique. On retrouve alors tout ce qui peut confiner à l’activisme hors-sol : reproduire sans cesse les mêmes schémas que l’on pense éprouvés sans même se rendre compte qu’ils sont loin de fonctionner au-delà du milieu actif. Et par ailleurs, sans penser à la capacité d’adaptation de l’adversaire et en en atténuant l’intelligence tactique.
Par ailleurs, ce geste fort, lorsqu’il se double d’un appel à se joindre à lui sans ouvrir de réels espaces réguliers de discussion pré-camp, se construit comme un appel au suivisme, et donc à la reproduction d’une hiérarchie informelle qui ne dit pas son nom. L’assemblée de fin de manif à Rennes et les réunions locales, en tout cas celle que nous avons organisés sur Caen, n’ont pas véritablement permis de battre en brèche la division entre Gentil-le-s Organisateur-trice-s et personnes désireuses de s’investir. C’est là l’un des enjeux du seul temps qui nous reste pour construire cet espace : le camp. Durant ces 3 jours, une assemblée est prévue visant à dégager des perspectives de lutte post-Valognes. Les considérations tactiques à l’œuvre sur le camp devront également être discutées alors, pour que chacun et chacune puisse s’investir en toute connaissance de cause.
L’obsession médiatique qui agite certain-e-s protagonistes du projet est dans la droite lignée de cette idéologie du geste fort. Et tout à coup c’est l’idée saugrenue que le terrain médiatique est un terrain de lutte comme un autre qui apparaît. Et l’on agite les plans médias. La récente action « de dépôt d’un faux bidon de déchets nucléaire près de Rennes » par un mystérieux groupe en route vers Valognes, action somme toute potache et digne du réseau « Sortir du nucléaire » conduit-elle à l’intervention de pompiers et de gendarmes et surtout est immédiatement juxtaposée par Ouest-France à un mystérieux dépôt de poudre blanche dans des enveloppes à la trésorerie générale d’Ille –et Vilaine. On voit à quel type d’ambiance le très pro-nucléaire Ouest-France cherche-t-il à associer l’aventure valognaise.
Non seulement, comme le souligne les « 4 précisions sur l’appel à bloquer le train-train nucléaire à Valognes », ce blocage ne suffira pas mais surtout il ne doit pas être conçu comme un événement sans lendemains, un coup de théâtre spectaculaire.

LES NIMBES DE SECRET qui entourent l’initiative et sa préparation peuvent s’expliquer par la nécessité que le lieu du camp et du rassemblement soient tenu secrets jusqu’au dernier moment pour rendre la tâche plus complexe à l’Etat. Pour autant si de telles précisions peuvent être utiles à L’Etat et ses sbires, il ne faut pas se leurrer, elles ne modifieront pas en profondeur sa stratégie policière. Par contre cet habitus du secret génère de facto défiance, suspicion et séparation.
Dès lors si ‘l’initiative vise vraiment à une première réappropriation collective depuis longue date de l’action directe antinucléaire, la stratégie dans laquelle nous nous sommes lentement incarcérés devient alors un handicap. Le principe d’efficacité au cœur même de l’idée de blocage prend le pas sur la réappropriation et l’auto-organisation. La fin prend le pas sur les moyens. Et l’on sait pertinemment lorsque de telles perspectives ont surgit au sein du mouvement révolutionnaire ce qu’elles ont données, qu’elles aient été portées par des marxistes ou des anarchistes.
C’est comme si nous étions resté prisonniers de notre milieu et de ses réflexes les plus élémentaires. Un milieu n’échappe que rarement à sa généalogie et ne cesse souvent de bégayer les mêmes habitudes dont l’idée de blocage et de gestes forts sont des signes manifestes. Le blocage s’y transforme comme lors du dernier mouvement des retraites en idéologie autonome .On cherche l’unité à tout prix en taisant les divergences de fond au sein du mouvement antinucléaire et cherchant des alliances improbables. Le point 5 du texte d’Appel au camp de Valognes est à ce titre très explicite. S'il est vrai que les griefs qui sont fait à certaines tendances peuvent parfois servir à masquer nos propres faiblesses, il n'en demeure pas moins que certaines tendances - écologie politique, citoyennistes - ont une responsabilité particulière dans la tournure des événements au sein du mouvement antinucléaire. C’est comme ci l’isolement de franges radicales et la répression qu’elles avaient subie les conduisaient à passer d’une logique de fermeté qui pouvait conduire parfois à un excès de fermeture à aujourd’hui une sorte d’angélisme béat. Et c'est l'illusion de l'unité dans l'action qui pointe son nez. Avec elle l’oublie que cette unité se brise souvent à la première occasion, comme lors d’accords électoraux, d’enjeux d’organisation, etc. L’appel à soutien vers les organisations est à ce titre significatif.
Sans oublier que des blocages il y en a eu plusieurs par le passé et ils n’ont pas réussis à eux seuls à stopper la machinerie nucléaire. Durant les années 70 et 80, le cotentin a été le théâtre de nombreuses actions directes de masse, souvent oubliées, contre les transports nucléaires. Et plus globalement la lutte antinucléaire en France comme ailleurs a connu de nombreux moments de lutte directe.
Cette mine de conspirateur-trice a été alors une aubaine pour certain-e-s. Il a été alors aisé pour des personnes hostiles à cette idée de blocage direct et massif pour de bonnes mais souvent de mauvaises raisons de s’engouffrer dans la brèche et d’y trouver des éléments propices à ce que leur discours prenne. Ainsi Greenpeace a appelé ces militant-e-s locaux dans un mail interne à se méfier d’une initiative anarchiste et potentiellement violente. Et s’est joint au CRILAN , association antinucléaire locale historique, opposée de longue date au blocage des retours de déchets, pour organiser un rassemblement le mercredi 23. Et c’est le règne de la rumeur qui prend le pas. Greenpeace comme Europe Ecologie sentant une possible mobilisation d’ampleur s’appuie sur l’’initiative tout en faisant un pas de côté. Certain-e-s masque à l’occasion les réelles motivations de leurs distances – Greenpeace a toujours privilégier ses propres actions qu’elles pouvaient tout autant contrôler pratiquement qu’idéologiquement – là où d’autres sûres de leur position initiale et méfiante face au manque de transparence de l’initiative se tiennent sur leur garde.
Elle est également une aubaine pour la police et sa presse, qui nous rejoue déjà la vieille ritournelle des hordes d’anarchistes déferlant sur Valognes et divise par ailleurs les antinucléaires, entre bons et mauvais, les responsables qui se réuniront la veille du départ et les autres, les hirsutes, les menaçants. La ficelle est grossière, mais a déjà fait son effet en d’autres temps. Les filatures, les écoutes, les petits mots passés à quelques militants responsables et les balises GPS entretiennent tout autant la paranoïa et la scission généralisée qu’ils ne servent à renseigner réellement.

L’IDEE DE PRIVILEGIER LE LOCAL plutôt que le global pourrait alors nous engager sur une voie visant à réintroduire cette dimension de proximité. Mais alors pourquoi les locaux ont été, dans les faits, réduits au rôle de soutiens. Le local y est une identité abstraite, loin d’un enracinement réel dans les luttes. Puisque Plogoff semble être le modèle de lutte « localiste » de l’appel initial, il faut rappeler qu’à Plogoff, les habitant-e-s de Plogoff et de la région restaient les principaux protagonistes de leur lutte.
L’un des enjeux du camp est donc bien de dépasser ce cadre du soutien et d’avancer ensemble lorsque cela est possible. L’assemblée qui aura lieu sur le camp et les perspectives qui se dégageront pour l’avenir seront à ce titre plus qu’importante. Il y a des trains qu’il faut stopper ensemble.
Par ailleurs, l’opposition qui est portée dans l’appel entre la lutte contre la centrale de Plogoff et celle contre le surgénérateur de Creys-Malville entre d’une part une lutte qui aurait été locale et d’autre par ce jour de juillet 77 où Vital Michalon fut assassiné par la police et de nombreux-ses manifestant-e-s blessés, qui aurait été un moment déraciné, fait fi des nombreux groupes locaux qui organisèrent Malville. Ce que cette lecture de l’histoire oublie singulièrement c’est que c’est tout à la fois le caractère plus massif de la lutte qu’un choix de l’Etat de lâcher à cet endroit pour mieux continuer ailleurs qui est à l’origine du recul de l’Etat à Plogoff. Par ailleurs, sur Creys-Malville, les quelques 70000 personnes qui se bouffèrent la répression violente et meurtrière qui eu lieu et sonna le glas de la lutte là-bas furent les témoins horrifiés d’une stratégie d’Etat cherchant à marquer un temps d’arrêt au mouvement : par la peur générée, par les divisions que l’Etat réussit à introduire entre violents et non violents, par les brèches qu’il tend aux éléments les plus opportunistes comme Brice Lalonde et consorts. Bref, ce qui différencie vraiment ces deux moments c’est qu’ils ne se déroulent pas dans la même situation sociale et historique.
Cependant si tout commence par le local, tout ne s’y épuise pas. Faut-il rappeler que le mouvement antinucléaire n'a jamais été aussi fort que lorsqu'il existait un mouvement plus global de contestation du monde ? Comme le soulignaient Riésel et Semprun dans leur catastrophisme, administration durable du désastre : « (…) dans les années 70, la France était encore travaillée par les suites de 68. Il faut donc penser que c’est la révolte, le goût de la liberté, qui est un facteur de connaissance, plutôt que le contraire. »
Et avec l’industrie nucléaire c’est un monde qui continue de tourner. Localement, c’est une ligne TGV Paris Cherbourg qui se prépare, expression particulièrement aboutie de la boulimie énergétique de nos sociétés. Combien de réacteurs faut-il pour que nous allions juste plus rapidement d’une ville morte à une autre ? Et combien d’éoliennes industrielles faudra-t-il construire au large de Courseulles pour que ce monde continue de tourner au désastre ?
Quand à ceux et celles qui à Plogoff ont réussi à repousser le projet de centrale nucléaire qui allait irrémédiablement polluer leur quotidien, ont-il réussis à échapper aux résidus radioactifs lâchés par Tchernobyl, Fukushima, La Hague ? Il n’existe pas d’oasis locales capables de nous laisser nous échapper du monde dans lequel on nous incarcère. Il ne suffit pas de briser les barreaux des cellules, il faut détruire la prison.
La récente campagne contre Vinci qui investi pour notre avenir, dans les prisons, le nucléaire, les aéroports dont celui de Notre dames des landes, les centres de rétention, les autoroutes est une piste pratique des plus pertinentes en vue de dépasser l’isolement de nos luttes respectives.

IL N’Y A PAS QUE LE CIEL BAS ET LOURD des désastres nucléaires en cours et de la résignation qui parfois les accompagnent qui pèse comme un couvercle. Il y a aussi ce récent communiqué du comité Stop Castor Tarnac* qui ressemble à s’y méprendre à un mauvais pastiche littéraire des Possédés de Dostoïevski ou du Comte de Montéchristo. Une sorte deTarnac la Revanche 2, le retour. On y apprend que le dit comité voit dans « l’appel de Valognes » l’occasion de prendre sa revanche après l’affaire dite de Tarnac qu’il-elle-s identifient comme « une tentative forcenée, et à ce jour réussie, pour contenir aux frontières l’extension du mouvement anti-nucléaire allemand. ». Pour mémoire les sabotages de caténaires dont les camarades furent alors accusés avaient été revendiqués par un groupe antinucléaire allemand.
Non l’essentiel n’est pas que quelques camarades aussi solidaires que l’on puisse être depuis longtemps face à la répression qu’il-elle-s ont subits et qu’il-elle-s subissent toujours, prennent leur revanche contre l’Etat, mais de participer à reconstruire une opposition au nucléaire un peu tangible. Il ne faudrait pas qu’une telle opération n’assèche un peu plus l’existant et n’écœure encore davantage ceux et celles qui continuent de croire qu’un avenir sans autre nucléaire que celui qu’ils nous ont légué est possible.
Par ailleurs, il faudrait être singulièrement coupé de notre époque pour penser que nos spleens et nos goûts de la revanche, aussi légitimes qu’ils puissent être, ne peuvent à eux seuls mobiliser au-delà de nos petits milieux.
Mais ce qui est plus problématique c’est que de l’appel initial au mode opératoire, il y a un comme un spectre qui hante le théâtre des opérations : du geste fort à l’idéologie du blocage en passant par l’obsession du secret et l’appui sur le local. Cet appel sonne comme un programme politique et une mainmise théorico-pratique sur une initiative qui se voulait multiple.
L’idée quasi religieuse, en tout cas messianique, au cœur du texte d’appel, qu’au milieu du désastre nucléaire et d’un mouvement antinucléaire relativement exsangue, un geste fort pourrait ouvrir rien de moins qu’une nouvelle phase du mouvement antinucléaire, manque pour le moins de modestie, voir relève d’un délire quasi mystique. Et c’est deux vieilles chansons qui ressurgissent : « du passé faisons table rase » et « nous avons commencé ». Pour autant comme disait l’autre : « Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni césar, ni tribun… » Et dans l’idée même de phases au sein du mouvement antinucléaire se profile une vision emprunte d’historicité si chère à l’hégelo-marxisme. Il y aurait comme une sorte de sens de l’histoire, un destin collectif et des groupes d’individu-e-s à même par leur seul activisme d’influer sur ce destin collectif. Et cette pente conduit également à une rupture avec ce qui a précédé sur le mode du Tabula Rasa qui tend inévitablement à produire une sorte d’apologie absurde de la jeunesse. Or comme disait la chanson, « l’âge ne fait rien à l’affaire ». Et comment peut on s’associer librement lorsqu’on élabore une stratégie sur le nous avons commencé et le secret ? N’ya-t-il pas là une logique d’avant-garde qui ne dit pas son nom ?
Il n’y a d’ailleurs rien d’autres à discuter pour certain-e-s que de perspectives pratiques dans cette histoire de Valognes. Pourtant, il faut espérer que le camp permette que s’ébauchent collectivement réflexions tout autant que pratiques. Et finalement ceux et celles qui renvoient ceux et celles qui pour de bonnes ou de mauvaises raisons refusent de participer au blocage à un au-delà du mouvement nous rejouent une étrange version activiste du hors l’Eglise point de Salut.

PAR CONTRE CE QUE CE BLOCAGE PEUT OFFRIR, c’est l’occasion une fois de plus de matérialiser un point de vulnérabilité du programme nucléaire. Si aujourd’hui les luttes contre le nucléaire en France sont en difficultés c’est que si partout de par le monde où pousse une nouvelle verrue nucléaire, des mobilisations surgissent, en France les nucléocrates construisent souvent sur l’existant et en territoire conquis et vaincu. Ce sont donc les nouvelles constructions (THT) et les transports qui sont aujourd’hui les points les plus vulnérables du monde nucléaire. Parce que des oppositions peuvent y surgir et s’y développer plus facilement. Parce que les édifices ainsi construits ou les moyens de transports de matières radioactives sont également moins « surveillable ».
Ce blocage se construit également comme un dépassement des stratégies électoralistes portées par de nombreux antinucléaires. A l’aube d’une campagne dont les récents atermoiements de l’accord EELV/PS finissent de nous montrer le peu de perspectives que l’on peut attendre, sur ce terrain du nucléaire, d’un changement de majorité, l’idée de passer à l’action et de réintroduire la question du rapport de force dans un combat antinucléaire qui n’a eu de cesse de se rapprocher du simple lobbying est plus qu’urgente. Surtout qu’en ce qui concerne le chantier EPR de Flamanville, et son maillon faible, les THT, les pylônes devraient être montés dans les prochains mois. Laisser l’EPR se construire c’est laisser se propager une nouvelle génération de nucléaire et avec elle une résignation toujours plus grande.
Combattre la résignation ambiante est d’ailleurs un des objectifs de ce camp et de cette tentative de blocage. Le dernier mouvement des retraites, le déferlement de mesures sécuritaires et liberticides, les plans d’austérité qui aiguisent chaque jour davantage notre précarité et les rapports d’exploitation au profit des plus riches, nos rares espaces d’autonomie toujours plus rognés, les catastrophes écologiques, tout concourt à nous laisser toujours davantage face au vide et nous laisse comme un sentiment d’impuissance.
Se réapproprier nos luttes et un peu de nos vies, combattre ce monde absurde ici et maintenant mais avec l’envie de le faire tomber, ça peut se faire à entre autre et modestement à Valognes. Et en échos aux luttes des compagnon-ne-s allemand-e-s, comme avec l’idée que la lutte contre le nucléaire et son monde n’a pas de frontière. Et le blocage n’est pas l’essentiel, même s’il est important pour rompre avec le sentiment d’impuissance dans lequel Etat et capital nous plongent. Parce que l’essentiel est de se ressaisir sur ce terrain du nucléaire comme sur d’autres d’une envie de lutter collectivement. Surtout que sur cette voie du blocage, nous savons qu’elle ne peut participer qu’au harcèlement symbolique et économique des tenants du nucléaire. Que des trains nucléaires il en est passé et il en passera d’autres. Que contrairement aux illusions véhiculées par de nombreux antinucléaires ce n’est qu’un mouvement généralisé qui peut mettre à bas le nucléaire et son monde.
Ceux et celles qui ne se reconnaissent pas dans l’idée ou les conditions de ce blocage y ont donc également toute leur place pour discuter, échanger, ouvrir de nouvelles perspectives pratiques.
Il ne faudrait pas que la menace qui plane sur ce blocage d’un avancement du départ du train hypothèque ces perspectives de réappropriation collective.
Ce ne sera pas à Valognes que le Monde nucléarisé s’effondrera, mais faisons de ce moment là, un moment où s’élaborent, se tissent des complicités, des échanges et des perspectives et portons également si nous nous en donnons les moyens et si l’Etat nous en laisse la possibilité un coup au nucléaire ▪


19 Novembre 2011,
Un rétif
dans la pampa cotentinoise.

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valognesstopcastor.noblogs.org ou http://www.anartoka.com/cran/
Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Jaime Semprun et René Riésel, editions l’encyclopédie des nuisances, 2008.
On pourrait parler de la lutte de Chooz ou de celles qui ont eu lieu à la fin des années 80 en Anjou.
Fukushima sous l’épaisseur du silence : La gestion de crise : de la tradition dans la modernité – Pas de sushi, L’etat geiger n°1 –octobre 2011.
En finir avec le nucléaire et son monde, Association Contre le Nucléaire et son Monde, 1994.
La piste brouillée des congaceiros dans la pampa sociale, Léopold Roc, 1995, Editions janvier 2010.
L’idéologie du blocage, André Dréan,
Actions directes contre le nucléaire et son monde (1973-1996) – Vol.1et 2, Black Star editions.
Le CRILAN s’est depuis longue date opposé à stopper les retours de déchets nucléaire vers l’Allemagne. Il faut remettre cette prise de position dans un contexte où le mouvement allemand ne bloquait que les retours, laissant les déchets venir jusqu’à La Hague. La situation n’a alors fait que renforcer localement l’idée déjà très présente dans la lutte que La Hague ne devait pas devenir la poubelle nucléaire du monde. Cette position s’est également construite sur une logique de gestion de l’existant. Que faire des déchets à l’heure actuelle ? La position du CRILAN comme celle de nombreux groupes écologistes pensant la question du nucléaire en gestionnaires était que les déchets devaient rester sur le leiu de production ou y retourner. Du coup les déchets allemands étaient appelés pour eux à rester ou à revenir sur les centrales allemandes. Dans les faits aujourd’hui ils vont vers le centre de stockage de Gorleben… Et de toute façon, si l’on considère qu’un transport de déchets est dangereux, un retour l’est tout autant qu’un aller.
Plogoff, des pierres contre des fusils, -Film de Nicole et Félix Le Garrec, 1981. [on peut lire à ce propos l’article : Retour sur les luttes antinucléaires, Pas de sushi, l’Etat Geiger, N°1, oct2011.]
Aujourd’hui Malville, demain la France, La pensée sauvage, 1978. [on peut lire à ce propos l’article : Retour sur les luttes antinucléaires, Pas de sushi, l’Etat Geiger, N°1, oct2011.]


Source : Pas de sushi, l'etat Geiger N°2.
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Re: Réflexions sur les luttes contre le Nucléaire‏

Messagede vroum le Jeu 13 Mar 2014 11:02

Le paradoxe Fukushima
Trois ans après, le Japon se souvient de Fukushima

Philippe PELLETIER Géographe 10 mars 2014

http://www.liberation.fr/terre/2014/03/10/le-paradoxe-fukushima_985957

Les Japonais seraient fous d’avoir construit des centrales nucléaires dans un pays touché par les séismes et les tsunamis ! On l’a souvent entendu après l’accident de Fukushima qui a eu lieu il y a trois ans, mais ce jugement fait fausse route. Au-delà d’un subconscient proche du racisme considérant ce peuple comme différent et étrange, il occulte plusieurs aspects. Car le choix nucléaire ne relève pas de l’irrationnel mais d’une volonté économique et politique. Il ne s’est pas effectué malgré le bombardement atomique de Hiroshima et de Nagasaki, mais grâce à lui. Il ne s’est pas imposé au moment où le Japon devenait gourmand en électricité, mais bien avant.

Pour les dirigeants japonais, Hiroshima-Nagasaki ne constitue pas un changement de paradigme mais un échec et, paradoxalement, une promesse. Annonçant la reddition le 15 août 1945, l’empereur Hiro-Hito déclare : «L’ennemi a mis en œuvre une bombe nouvelle d’une extrême cruauté, dont la capacité de destruction est incalculable et décime bien des vies innocentes. Si nous continuions à combattre, cela entraînerait non seulement l’effondrement et l’anéantissement de la nation japonaise, mais encore l’extinction complète de la civilisation humaine». Selon la plus haute autorité de l’Etat japonais, la responsabilité ne repose donc pas sur les extravagances d’un impérialisme nippon sanglant, mais sur un ennemi (l’Occident), inhumain et technique. Le 16 août, le nouveau Premier ministre, un prince de la maison impériale, estime ainsi que la science et la technologie ont été les plus grandes lacunes du Japon pendant la guerre. Et le 19 août, le nouveau ministre de l’Education annonce que le système scolaire «mettra l’accent sur la science». L’éditorial du quotidien Asahi Shimbun, intitulé «Pour un pays fondé sur la science», déclare enfin le 20 août que «nous avons perdu par la science de l’ennemi, ce qui a été rendu évident par une seule bombe lâchée sur Hiroshima».

Dès avant la prise du pouvoir des communistes en Chine (1949) et la guerre de Corée (1950-1953), le gouvernement états-unien arrête l’épuration des cadres fascistes japonais et sauve la peau de l’empereur japonais avec son système refondu dans un cadre démocratique. La droite et l’extrême droite japonaise lui en sont éternellement reconnaissantes jusqu’à nos jours. L’ennemi «cruel» devient du jour au lendemain l’allié indéfectible. Premier paradoxe.

Dès 1950, des politiciens japonais s’intéressent au nucléaire, notamment Nakasone Yasuhiro, alors jeune député, futur Premier ministre reaganien des années 80. Ils manœuvrent de façon à ce que la question soit exclue du traité de paix dit de San Francisco, signé en septembre 1951. En juin 1952, la Diète japonaise décide la création d’un conseil promouvant l’énergie nucléaire qui intéresse également le patronat japonais.

Le 8 décembre 1953, le président états-unien Eisenhower prononce son discours aux Nations unies surnommé Atoms for peace. Le partenaire visé en premier, c’est le Japon. Les dirigeants américains l’érigent en effet comme modèle à faire valoir auprès des pays du tiers-monde attirés par le communisme, et auprès des pays européens en reconstruction. En convainquant le peuple japonais atomisé des mérites du nucléaire civil, on séduira plus facilement les autres peuples. Mais il faut surmonter «l’allergie au nucléaire» (genpatsu arerugî) que le peuple japonais éprouve depuis les bombardements de Hiroshima-Nagasaki.

L’irradiation de pêcheurs japonais par l’essai thermonucléaire américain de Bikini (1er mars 1954), bien que se trouvant hors de la zone interdire, suscite une émotion considérable. Mais, loin de bloquer le programme nucléaire japonais, elle l’accélère. En effet, tandis que le nucléaire militaire est décrié, le nucléaire civil est promu comme salutaire. Deuxième paradoxe.

Une intense campagne médiatique est lancée en sa faveur. S’y distingue Shôriki Matsutarô, à l’origine un activiste d’extrême droite, membre du gouvernement jusqu’au-boutiste de 1944, propriétaire d’un puissant quotidien (le Yomiuri shimbun) et de la première chaîne de télévision privée, NTV, qui diffuse des programmes fournis par les Américains, dont le documentaire Our Friend the Atom de Walt Disney. Il patronne une exposition pronucléaire dans les grandes villes japonaises jusqu’en Hiroshima. Les premiers manga et animê mettent en avant des héros sympathiques comme Astro Boy (traduction euphémisée du japonais Tetsuwan Atomu qui signifie Atome canon) ou Doraemon qui fonctionnent grâce à une pile atomique, face auxquels le méchant Godzilla, monstre réveillé par un essai nucléaire, assure la catharsis.

Au moment même où la gauche et la droite japonaises se réorganisent politiquement (création du Parti socialiste en octobre 1955 et du Parti libéral démocrate en novembre), un consensus s’effectue. La droite au pouvoir donne des gages à la gauche, ainsi qu’aux savants japonais antibellicistes, sur le pacifisme et le renoncement à la bombe atomique en échange d’un soutien total au nucléaire civil. L’opinion publique et scientifique est retournée par une véritable prise de judo nucléariste, tandis que les premières mesures en faveur des hibakusha, les atomisés de Hiroshima-Nagasaki, sont enfin prises, non pas en 1945 mais en 1957.

Le Japon, faiseur de victimes pendant la guerre, puis victime de l’atome militaire, devient ainsi le héraut du nucléaire civil au sein d’une économie qui va triompher technologiquement. Le 16 décembre 1955, la Diète vote un programme nucléaire civil à la quasi unanimité. Seuls s’y opposent quelques députés, dont les communistes, parce qu’il est soutenu par l’Amérique, alors que l’Union soviétique vient de se doter de l’arme nucléaire (1949) en attendant la Chine (1964). Le vétéran Shôriki, dont on apprendra officiellement en 2006 qu’il était aussi un agent de la CIA, est nommé ministre de l’Energie atomique en novembre 1955 et directeur du Commissariat à l’énergie atomique (le 1er janvier 1956) puis de l’Agence pour la science et la technologie (le 19 mai). En 1967, les travaux de la première centrale équipée par l’entreprise américaine General Electric débutent à Fukushima. Le discours officiel minimise les risques et parle de sécurité absolue.

Simultanément, le Yoken (Institut national de la santé du Japon), créé en 1947, examine, sans les soigner, les hibakusha. Il intègre des anciens membres de l’unité 731 qui, pendant la guerre, effectua des expériences sur des prisonniers (vivisections sans anesthésie, tests chimiques et bactériologiques…). De 1947 à 1983, tous ses directeurs proviennent de cette unité qui échappe à l’épuration en échange d’une collaboration avec les Etats-Unis. Les scandales du Yoken sont si nombreux (tests sur des malades sans leur autorisation, affaire de la vaccination de la variole au cours des années 60, affaire du sang contaminé en 1982-1997…) qu’il est restructuré en 1997, sous un autre nom.

Mais, troisième paradoxe, les normes standard concernant les radiations nucléaires à faible dose, mondialement adoptées, restent celles qu’il a établies à partir des hibakusha, sans être revues après Tchernobyl (1986). Contestées par de nombreuses personnes depuis Fukushima, elles sont défendues par des savants japonais, comme Yamashita Shunichi, soutenus financièrement par la Nippon Zaidan. Le créateur de cette fondation, Sasakawa Ryôichi, emprisonné en 1945 comme criminel de guerre de haut rang et relâché en 1948 avec la fin de l’épuration antifasciste, est une vieille connaissance de Shôriki.

Alors que toutes les enquêtes montrent que les trois quarts de la population sont désormais hostiles au nucléaire civil, on peut s’étonner que le Parti libéral démocrate, grand partisan du programme nucléaire japonais, soit revenu au pouvoir après les élections législatives de décembre 2012. Nouveau paradoxe ? Non, car il ne faut pas oublier le discrédit envers le Parti démocrate qui a mal géré l’accident de Fukushima, ni la forte abstention témoignant d’une méfiance des Japonais envers la classe politique. Ce phénomène est confirmé par les récentes élections du gouverneur de Tokyo où l’ancien Premier ministre Hosokawa, devenu antinucléaire, n’a pas été élu, sur fond d’abstention encore plus forte, laquelle n’empêche pas sur le terrain la mobilisation de nombreux Japonais.

Quant à Abe Shinzô, l’actuel Premier ministre pronucléaire, il se revendique de l’héritage politique de son grand-père Kishi Nobusuke, autre ancien criminel de guerre emprisonné en 1945 puis relâché sans jugement, devenu Premier ministre de 1957 à 1960 et qui a placé Nakasone à la tête du ministère de la Science chargé du nucléaire.

Auteur de : De la guerre totale à la guerre de Fukushima. «Outre-Terre». revue européenne de géopolitique (2013), 35/36.

Philippe PELLETIER Géographe
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