Etatisme et code du Travail
L’annonce officielle de la loi Travail est l’occasion de levées de bouclier jusqu’au sein des milieux à prétention révolutionnaire. Elle y est présentée comme la « rupture sans précédent » avec les articles de loi fondamentaux du code du Travail qui auraient été gravés dans le marbre aux lendemains de la Libération. C’est à l’aune de telles réactions que l’on peut juger dans quelle mesure les mythes fondateurs de l’Etat, en particulier ceux relatif à l’Etat providence à la française, sont partagés par bon nombre d’individus et de cercles qui s’en prétendent pourtant les adversaires.
De telles réactions sont désormais récurrentes et il n’est pas nécessaire de remonter loin dans le passé pour en rappeler l’avant-dernière manifestation. Il y a trois ans à peine, le même pouvoir d’Etat présentait et faisait adopter le dernier en date de la longue liste des Accords nationaux interprofessionnels
(ANI). Le premier d’entre eux avait été signé au cours de la grève générale de Mai 68 : c’étaient les accords de Grenelle destinés à étouffer les flambées révolutionnaires en échange de concessions mineures accordées aux travailleurs salariés, présentées comme desvictoires sans pareilles par les organisateurs de la défaite, les leaders syndicalistes au premier chef. Lesquels en furent les principaux bénéficiaires, du sommet à la base de la pyramide sociale t étatiste.
En 2013, c’est la même conception catastrophiste que celle d’aujourd’hui qui prédomina. L’ANI aurait représentait l’attaque « sans précédent », menée contre les « garanties » sanctionnées dans le code du Travail, à commencer contre celles associées au contrat à durée déterminée (CDI). Ce qui revenait à blanchir les versions successives et antérieures dudit code. Or, la tendanceà démanteler les premières versions du code du Travail, spécifiques à l’époque de la gestion fordiste du travail au cours des Trente Glorieuses, période d’accumulation effrénée du capital, n’était pas nouvelle. Elle datait grosso modo des lois Auroux, en 1982, pour la bonne et unique raison que la page de la gestion en question était en train d’être tournée, par suite des
mutations profondes, y compris technologiques, que connaissait le capitalisme contemporain, mutations qui inauguraient ce que les gestionnaires appellent désormais la flexibilité du travail et l’organisation du capital en réseaux. De plus, contrairement aux idées reçues, les « garanties »
liées au CDI ne datent pas de la Libération, mais des lendemains de Mai 68, lorsqu’il devint nécessaire de bouleverser en profondeur les modes d’exploitation et de domination, mais sans provoquer de réactions générales, peut-être génératrices de poussées subversives, du côté des
premiers concernées : les prolétaires de la grande industrie. C’est pourquoi, en 1975, le gouvernement Chirac instaura l’obligation pour les employeurs, envisageant d’effectuer des « licenciements,individuels ou collectifs, fondés sur des motifs économiques, conjoncturels ou structurels,
d’obtenir l’autorisation de l’autorité administrative compétente. » Mesure étatiste qui fut saluée par tous « les partenaires sociaux », leaders syndicaux en tête, comme « sans précédent » entermes de « sauvegarde de l’emploi » et de « protection des salariés ». Les mêmes leaders firent silence sur les mesures concomitantes favorisant au maximum la multiplication des contrats àdurée déterminée (CDD) et des contrats intérimaires, y compris dans la grande industrie.
En 1986, avec la première cohabitation, dans le but de faciliter les procédures de licenciementsdans l’industrie en cours de restructuration, le même Chirac fit supprimer l’autorisation administrative, sauf pour les salariés protégés, à commencer par les délégués syndicaux. Comme d’habitude,
principaux bénéficiaires de l’histoire, à titre de pompiers sociaux. Les rappels précédents montrent déjà que le catastrophisme, la version « boule de neige » de l’évolution du capitalisme, nous prive de toute compréhension des évolutions réelles, contradictoires,par avancées et par reculs, etc. des relations d’exploitation et de domination. A lire aujourd’hui de façon caricaturale la loi Travail, comme hier le dernier ANI, avec l’idée préconçue que
« c’est de pire en pire », nombre de « révolutionnaires » sont amenés de facto à défendre le statu quo, plus exactement, les statut quo successifs. Et à jouer le rôle de claque turbulente, mais de claque quant même, des milieux et des organisations qui, à gauche de la gauche officielle, racolent
sur le terrain de refus de la loi Travail au nom de la défense du code du Travail. Comme à l’époque de la loi Aubry sur les 35 heures, par exemple, en commençant par la rejeter pour ensuite la défendre lorsque Sarkozy a parlé de la remettre en cause. Dans la tête de nos « révolutionnaires
», l’ANI, aujourd’hui partie intégrante du code du Travail, n’existe plus. Obnubilés parla loi Travail, ils l’ont déjà oublié.
Trois ans après l’ANI, voici donc venue la loi Travail, et le même scénario recommence, la même défense du code du Travail au nom des dernières modifications en cours, présentées à leur tour comme le dynamitage sans pareil de prétendues protections et garanties inscrites au fronton de
l’Etat providence à la française. La chose qui fait particulièrement crier d’indignation pas mal de « révolutionnaires », c’est l’idée que lesdites garanties et protections seraient désormais négociables,non seulement par branches, mais également par entreprises, sans tenir compte nécessairement
des articles de loi fondamentaux inscrits dans l’actuelle version du code du Travail. En d’autres termes, nous devrions être partisans de l’application du corpus général du code, stricto sensu, pour tous les salariés. Le degré d’acceptation du mythe de l’Etat protecteur des citoyens,à titre de salariés, atteint ici est insondable et il est partagé, mine de rien, non seulement par les leaders syndicaux, mais aussi par pas mal d’idéologues du Medef ! Lesquels, à moins de croire aux mythes du libéralisme, sont eux aussi des étatistes, y compris dans le domaine de la législationdu travail. Or, les articles fondamentaux du code ne parlent que du minimum général applicable et encore, à condition de faire abstraction des multiples dérogations qui furent introduitesdepuis au moins les lois Auroux et qui furent multipliées depuis lors, et parfois transformées en articles de loi. Ce qui fait que le fameux minimum a déjà été modifié, les deux dernières décenniesde plus en plus à la baisse. De plus, pas mal de conventions collectives, y compris spéci -
fiques à telle ou telle entreprise, sont aujourd’hui plus favorables que ledit minimum. Ce qui explique que l’un des principaux axes d’attaque des managers consiste depuis des années, surtout depuis le dernier ANI, à dénoncer des conventions de branches ou d’entreprises qui sont plus favorables,
par exemple en matière de temps de travail, que les articles du code du Travail. Ainsi, chez Renault, la renégociation du temps de travail a amené à aligner les 34 heures hebdomadaires sur l’article du code relatif aux 35 heures. Avec l’accord des leaders syndicaux sous le
prétexte de « sauver la compétitivité de l’entreprise sur le marché mondial ».Tel est le code réel, pas celui fantasmé par nos « révolutionnaires », code qui, à la fois, sanctionne et doit permettre d’accélérer les transformations des relations d’exploitation et de domination, plus que jamais placées sous le signe de la flexibilité. Bien entendu, la loi Travail prévoit d’étendre le champ d’application des dérogations de façon conséquente, sous conditions précises
pour quiconque a lu réellement le projet, mais en aucun cas de renverser de prétendues tables de la Loi, pures abstractions qui n’existent que sur le papier, à titre de préambules au code, n’interdisant pas de supprimer de multiples articles de lois et d’en introduire d’autres, en
règle générale des ordonnances gouvernementales transformées en lois, comme l’autorise la Constitution lorsque, dans les trois mois, les députés ne les ont pas mises en discussion. Ensuite, leur interprétation appartient aux gestionnaires du pouvoir d’Etat, parmi lesquels il faut inclure les leaders syndicaux. Car la cogestion initiée à la Libération reste l’un des piliers de la domination dans l’Hexagone.
Le code du Travail n’est pas défendable, vu ce qu’il a toujours sanctionné, le travail, vu ce qu’à toujours rendu possible sa mise en oeuvre, à savoir la cogestion du travail, laquelle inclut la coercition en échange parfois de concessions plus ou moins étendues en fonction des époques, des
circonstances, des résistances, ou même des révoltes, etc. L’un de mes complices des chantiers de construction navale à Nantes, dans les années 1970, appelait le code du Travail la contrainte par corps organisée par l’Etat, qui garantissait que la domination du capital serait acceptée par
les salariés en échange de miettes. A juste titre, il appelait l’Etat providence à la française l’Etat qui organise la sécurité dans la servitude salariée, pour le plus grand bénéfice des capitalistes. Depuis des décennies, les concessions sont moindres. C’est certain. La loi Travail représente,
pour l’essentiel, des tours de vis supplémentaires. Mais il est impossible de les combattre au nom du code du Travail, ce qui revient à faire appel à l’Etat en général contre les dernières mesures préconisées par l’actuel pouvoir d’Etat. Dans de telles conditions, à supposer même que celui-ci fasse des concessions sur tel ou tel article de la loi Travail, il n’y aura pas de victoire,pas même partielle. Car l’essentiel, c’est que les premiers concernés entament la rupture avec ce qui les écrasent, y compris avec leurs propres illusions sur l’Etat et sur le travail, l’autre nom du capital. Jusqu’à preuve du contraire, ils en sont, dans leur grande majorité, bien loin.
Julius, mars 2016
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