Le pouvoir disciplinaire : l’autre pilier du salariat

Le pouvoir disciplinaire : l’autre pilier du salariat

Messagede vroum le Jeu 26 Sep 2013 10:56

Le pouvoir disciplinaire de l’employeur : l’autre pilier du salariat

in Le Monde libertaire n°1714 (12-18 septembre 2013) http://www.monde-libertaire.fr/syndicalisme/16583-le-pouvoir-disciplinaire-de-lemployeur-lautre-pilier-du-salariat


Le pouvoir disciplinaire de l’employeur est une des marques de la spécificité du contrat de travail, qui exprime l’état de subordination du salarié. C’est le seul contrat où la loi délègue à une des parties un pouvoir de nature pénale.

En contrepartie, le Code du travail prévoit un cadre minimum (articles L.1331-1 à L.1334-1), censé apporter des garanties au salarié que sa situation sera examinée et tranchée avec un minimum d’objectivité. Pour la procédure disciplinaire, le Code du travail intitule bien la section « garanties de procédure » (articles L.1332-1 à L.1332-3).

Dans les grandes entreprises publiques, ce cadre est précisé dans un référentiel interne. À la SNCF, le RH0144 organise certaines modalités pratiques (mesures d’instruction, déclenchement, échelle des sanctions, personnes habilitées à prononcer la sanction, organisation et rôle des conseils de discipline, notification de la sanction, prescriptions, etc.). Comme le Code du travail, ce RH0144 met en avant l’idée centrale de garanties, puisqu’il est intitulé « garanties disciplinaires et sanctions ».

Le pouvoir disciplinaire au cœur du rapport de salariat

Le pouvoir disciplinaire est l’un des deux piliers du système de domination qu’est le salariat. Le premier pilier, c’est évidemment l’exploitation économique. Celui sur lequel nous tentons d’agir quand nous revendiquons de meilleurs salaires, de meilleures retraites, une meilleure protection sociale, le partage du travail et des richesses. Mais aussi lorsque nous luttons contre les externalisations des tâches ou de métiers entiers vers des prestataires extérieurs qui exploitent encore plus les salariés pour générer des profits dans des filiales (sociétés commerciales à l’inverse de la SNCF entreprise nationale) ou d’entreprises complètement extérieures, mais liées à l’état-major des grandes sociétés publiques, car toutes ces personnes se complaisent dans la même élite économico-politico-sociale (il n’est qu’à voir ces patrons qui font des allers-retours entre SNCF, Vinci, un poste de préfet de région, Valeo, la RATP, un cabinet ministériel, la Poste, RFF, etc.).

Le second pilier du salariat, c’est ce pouvoir extraordinaire d’une des deux parties au contrat de travail (l’employeur) sur l’autre (le salarié) : le pouvoir de nature pénale qu’est le pouvoir disciplinaire. Avec lui, le patron est en situation de prononcer le premier « jugement » d’une séquence qui souvent s’arrête là car, pour de multiples raisons, le salarié et les syndicats décident de ne pas engager les recours (crainte du salarié d’aggraver son cas aux yeux de la direction, longueur et caractère aléatoire de la justice, inappétence des juridictions prud’homales à juger de l’opportunité d’une sanction disciplinaire, etc.).

Questionner ce pouvoir, revendiquer l’application des règles minimum de la justice « démocratique » (droits de la défense, répartition claire des rôles entre accuser, défendre et juger), c’est agir au cœur du contrat de travail. Ce n’est pas encore viser l’abolition du salariat, mais, un peu comme le mariage pour tous, c’est tenter de faire craquer l’institution de l’intérieur, en revendiquant une égalité des droits avec les justiciables de la justice pénale du dehors. Bon ! Comme pour le mariage, la justice extérieure n’est pas nécessairement une référence. Une fois que l’on sera tous calés dessus, il restera encore à tout détruire (sic). Mais cette dichotomie entre le réformisme aujourd’hui pour hâter la révolution demain est le lot des syndicats depuis un petit bout de temps…

Puisque l’argot ouvrier désigne une entreprise comme une « taule », on peut risquer le parallèle avec les prisons, et dire que la logique arbitraire du pouvoir disciplinaire dans le salariat, c’est comme la logique d’enfermement de la prison pour fonder le contrôle social dans la société (surveiller et punir, comme disait l’autre !).

Enfin, ce pouvoir disciplinaire revêt une importance croissante au sein des grandes entreprises publiques à statut, car il y est plus difficile de licencier. La pression, la répression et au final les licenciements (car ça existe aussi !) utilisent donc plus souvent qu’à leur tour la voie disciplinaire.

Insuffisances, anomalies et dérives

Dans la pratique, les équipes syndicales sont de plus en plus confrontées à des exemples de procédures disciplinaires dévoyées, à tous niveaux.

Au niveau de l’identification et de la qualification de la faute : des dissensions entre un chef et un agent sur la manière de faire ou la légitimité d’une instruction donnée, ou sur l’atteinte des objectifs fixés dans le fameux entretien individuel d’appréciation (EIA), sont traitées sous l’angle disciplinaire.

Au niveau des mesures d’instruction, tout particulièrement lorsqu’interviennent des services de contrôle interne. À la SNCF, il y a une direction de l’éthique (sic), dont les textes qui encadrent son action ne sont assortis d’aucun contrôle possible sur le travail des enquêteurs. Pas de communication du rapport alors que la SNCF invoque son contenu pour sanctionner. Quand on n’assiste pas à des cas où les enquêteurs se comportent en véritables mafieux avec menaces et pressions diverses… Dans ce registre, la CGT-RATP a récemment dénoncé des pratiques policières internes dignes de barbouzes 1.

Au niveau du prononcé de la sanction, dans les cas qui ne relèvent pas du conseil de discipline : flou quant à la personne qui prononce la sanction compte tenu des organisations de plus en plus changeantes des entreprises. « Recours » bâtard puisqu’il consiste à demander un réexamen par la même personne qui vient de prononcer la sanction.

Au niveau du respect des prescriptions : prescription des deux mois à partir de la connaissance des faits qu’a le service pour initier une procédure disciplinaire, prescription des faits ayant déjà donné lieu à une sanction (une deuxième faute bénigne doit être appréciée comme une faute bénigne, et non pas comme une faute grave sous prétexte qu’il y a eu précédemment une première faute bénigne).

Au niveau du refus des responsables de vérifier le respect formel de la procédure avant même d’envisager la sanction : lorsqu’on soulève une prescription, le chef refuse de l’envisager, en considérant que s’il y a une procédure disciplinaire, c’est qu’une faute doit être sanctionnée, la seule question étant de positionner son niveau en fonction des éléments.

Au niveau des conseils de discipline : leur organisation, le rôle de chacun, l’information et la formation de leurs membres, la portée de la décision qui est prise (notamment vis-à-vis des recours extérieurs devant les tribunaux pour contester la sanction), et tous les travers décrits ci-dessus que l’on voit reproduits ici aussi.

Au niveau du suivi de la sanction dans le dossier administratif : règles de disparition de la mention de la sanction au bout d’un certain temps, ou bien d’amnisties éventuelles conduisant au même effet.

Des conseils de discipline biaisés

Dans l’organisation du système judiciaire pénal normal, les rôles de chacun sont définis. Il y a un juge d’instruction (qui dans le système français est censé instruire à charge et à décharge). Lors du procès, il y a l’accusation (le ministère public et la figure du procureur), la défense (le prévenu et ses avocats) et le juge (qui vérifie la régularité de la procédure, qualifie l’infraction, les circonstances atténuantes ou aggravantes, et fixe le niveau de la sanction à l’intérieur du barème prévu pour l’infraction qualifiée).

Dans les conseils de discipline – à la SNCF au moins –, la situation est complètement biaisée.

Le dossier d’instruction est celui de l’entreprise, donc à charge (les éléments à décharge ne sont que ceux que l’agent aura pu fournir dans sa réponse à la demande d’explication écrite).

Il n’y a pas officiellement de procureur pour exposer et justifier le dossier d’accusation, car le président du conseil de discipline (généralement le RH du coin) est censé n’avoir qu’un rôle d’animateur. Mais dans les faits, il anime tout le conseil dans une logique à charge et se positionne comme un procureur, mais avec une posture de président de chambre de tribunal, ce qui est extrêmement pervers.

Surtout que ce président du conseil de discipline ne fait pas plus ce qui est le rôle du président de chambre : s’assurer que toutes les questions relatives à la constatation de la faute, à la régularité de la procédure, à l’évaluation de la sanction, soient bien posées et débattues. Tout particulièrement la constatation d’une faute qui relèverait bien d’une procédure disciplinaire, ou les prescriptions éventuelles, ne sont jamais examinées en préalable. Lorsque le salarié ou son défenseur soulève ces questions, elles sont toujours repoussées, et le président du conseil de discipline n’est pas le dernier à estimer devoir les écarter.

Les représentants des salariés, comme ceux de la direction, sont souvent ignorants de la philosophie d’une procédure de nature pénale comme celle-là, et aucune formation n’est vraiment dispensée par l’entreprise pour faire qu’ils sachent se positionner correctement. Dans les faits, c’est un peu un pensum et ils vivent la situation très souvent comme si on leur demandait simplement un avis « en leur âme et conscience ». Quand des membres du conseil de discipline ont une base de formation, c’est toujours côté direction, du fait des fonctions qu’occupe la personne dans l’entreprise. La compétence des membres d’un conseil de discipline, lorsqu’elle existe, est donc quasi systématiquement au profit de la direction, avec une forte logique à charge.

Tout ceci concourt à ce que, dans les faits, le conseil de discipline est vécu comme un organe devant prononcer une sanction, la seule marge étant son niveau (les représentants des salariés essayant plutôt de la minimiser, ceux de la direction plutôt de la maintenir ou de l’augmenter).

Or, le seul fait de prononcer une sanction, fait qu’ensuite, si l’on exerce un recours juridictionnel devant les prud’hommes, ceux-ci ont tendance à considérer que la décision unanime d’un conseil de discipline de donner un avis favorable pour une sanction (même si elle a été réduite par rapport à celle initialement demandée) est une preuve de ce qu’il y avait bien matière à sanction. C’est très difficile de faire revenir un tribunal sur les conditions de l’instruction, la preuve de la réalité des faits, la régularité de la procédure disciplinaire, etc.

Dans certaines autres grandes entreprises publiques, comme la Poste, il est fait appel à un juge professionnel pour présider les commissions de discipline. C’est donc bien qu’il y a un vrai sujet dans les modalités de cette instance, pour garantir le déroulement et le dénouement des procédures disciplinaires avec un minimum d’objectivité.

Que faire ?

D’abord, au sein des équipes syndicales, des syndicats, des fédérations, c’est un sujet qui peut paraître annexe, tant nous sommes attaqués de toutes parts et de plus en plus brutalement. Pourtant, en soulignant l’aspect politique fort de la conception même du pouvoir disciplinaire dans l’« ordre » du droit du travail, on peut peut-être réintéresser les salariés, adhérents et militants, à penser le rapport de travail et à être à l’initiative de cette pensée. Ne pas toujours se laisser balader par les calendriers et les sujets des tables rondes, négociations annuelles, comités de suivi, etc., par lesquels les directions épuisent ce qui reste de forces militantes dans les syndicats représentatifs (c’est flagrant dans les grosses entreprises publiques).

Ensuite, même sans idéaliser la justice extérieure, arriver à caler la police et la justice interne des employeurs, vis-à-vis des salariés, sur certains grands principes du droit, à commencer par les droits de la défense, ce ne serait pas négligeable.
Enfin, au sein des syndicats, prévoir et assurer une formation minimum des représentants appelés à siéger dans les conseils de discipline, est nécessaire.

Dans cette perspective, des axes de revendication (à tous les niveaux) peuvent être tracés :
– Mieux encadrer la constitution du dossier pour garantir une instruction moins systématiquement à charge.
– Mieux encadrer l’intervention des services de contrôle/police interne, et l’accès aux conclusions de leurs rapports.
– Revoir la constitution des conseils de discipline et clarifier le rôle de chacun, avec une mesure intéressante qui serait de faire appel à des juges professionnels pour arbitrer ces conseils.
– Préciser expressément que le conseil doit examiner et trancher la recevabilité du dossier d’accusation quant à la preuve de la réalité des faits, leur qualification et la régularité de la procédure, en préalable à tout examen de la sanction elle-même et de son niveau.
– Négocier avec nos directions une formation minimum due par la boîte aux représentants appelés à siéger dans les conseils de discipline (représentants des salariés comme de la direction, comme le représentant RH si on devait continuer à ne pas avoir recours à des juges professionnels pour arbitrer). Une formation dont le contenu aura été calé avec les syndicats, pour qu’elle reprenne bien les points précédents.

Sitta Neumayer
Groupe libertaire Louise-Michel
SUD Rail

1. Voir le communiqué de presse CGT-RATP du 18 juillet 2013, dénonçant les pratiques de l’Inspection générale des recettes (IGR) dans l’application de l’instruction générale n° 541 de novembre 2011.
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Re: Le pouvoir disciplinaire : l’autre pilier du salariat

Messagede vroum le Sam 7 Déc 2013 14:53

Le pouvoir disciplinaire de l’employeur

[url]http://www.groupe-louise-michel.org/-Pas-de-Quartiers-

[/url]Émission du 17 septembre 2013 animée par Jean-René avec François (groupe Louise-Michel), Jean-Marc (militant et juge prudhommal), Patrick Tymen (avocat spécialiste du droit du travail).

Vous pouvez écouter ici l'émission :

http://www.groupe-louise-michel.org/IMG/mp3/13_09_17_pouvoir_disciplinaire_de_l_employeur.mp3
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
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