de MélusineCiredutemps le Mar 21 Aoû 2012 09:31
Pour en revenir au sujet de départ :
Texte extrait du courrier n° 184 de la Marche Mondiale des Femmes :
Il y a deux ans disparaissait une fille de joie
Libération.fr
C’est compliqué de parler de la prostitution car la plupart des gens sont violemment ou pour ou contre ; les émotions étant fortes, le débat a tendance à dégénérer. Les putes ne veulent pas que l’on se mêle de leurs affaires et on les comprend, les clients non plus et on les comprend. Quant aux intellectuels hommes et femmes, ils affectionnent ces temps derniers l’expression «travailleurs du sexe» ; comme ça, ils sont tranquilles : il s’agit d’un travail, d’une transaction entre adultes consentants. Qu’il soit acheteur ou vendeur, homme ou femme, hétéro ou homo, travesti ou perverti, l’acte est contractuel et personne n’a à venir y mettre son nez, surtout pas les féministes ou les flics. Il est quelqu’un qui, à force d’avoir un cerveau de philosophe dans un corps de pute, a fait voler en éclats toutes ces idées par trop commodes. Voici deux ans, le 24 septembre 2009, mourait de sa propre main l’écrivaine québécoise Nelly Arcan. Elle avait 36 ans. Coqueluche des médias en France lorsqu’elle publia Putain (qui manqua de peu le prix Femina en 2001) puis Folle (2004), on l’a déjà presque oubliée. Pourtant cette brillante jeune femme qui s’était installée un temps comme «escorte» à Montréal avait écrit sur les rapports entre les sexes, et singulièrement sur la prostitution, des choses essentielles. L’anniversaire de sa mort est une occasion pour y revenir. Filles de joie ? Certainement pas. Ce que côtoient au jour le jour les femmes qui exercent ce métier, dit Arcan, même quand leur survie physique n’est pas menacée, ce n’est pas la joie mais la mort. «Pour moi, les putes comme les filles du Net étaient condamnées à se tuer de leurs propres mains en vertu d’une dépense trop rapide de leur énergie vitale dans les années de jeunesse.» Pour sa part, elle a pris très tôt la décision de se supprimer à l’âge de trente ans. Elle parle presque à chaque page, souvent avec un humour noir dévastateur, de son désir, intention, projet de mourir : «Ce n’est pas que l’argent ne fasse pas le bonheur, plutôt qu’il existe une limite au confort et à l’aisance matérielle qu’on peut s’offrir dans la mort.» Contrat entre adultes consentants ? Oui… mais client et pute ne vivent pas le même événement. L’acte est sans conséquence pour le client, un traitement anxiolytique, hebdomadaire peut-être, à la suite duquel il retourne ragaillardi à sa réunion de travail. La pute, elle, vit plusieurs fois par jour une petite mort, et Arcan le trouve aussi choquant et déprimant la millième fois que la première. «Il suffit de quelques jours, écrit-elle, de deux ou trois clients pour comprendre que voilà, c’est fini, que la vie ne sera plus jamais ce qu’elle était.» Métier comme les autres ? Foutaises. Arcan, qui a exercé ce métier pendant plus de deux ans, sait que ce n’est pas anodin pour une femme de vendre son corps. «Tu n’avais pas, dit la narratrice de Folle à son amant qui raffole de cyberporno, ma manie de penser au quotidien des filles qu’on voyait, pour toi, les images n’existaient pas vraiment, elles n’avaient pas l’épaisseur de la vie.» Puisqu’elles sont appelées à incarner indéfiniment la femme jeune et belle, les putes ont du mal à s’inscrire dans le temps, à vieillir, à imaginer une existence après le tapin. Alors que, pour les clients, «la passe» se glisse dans les interstices de leur vraie vie, pour les putes, c’est leur vraie vie, la seule qu’elles ont. Les ouvriers aussi vendent leur corps ? Certes… sauf que vendre ses bras et vendre son cul ce n’est pas pareil. On montre ses bras dans la rue, pas son cul, et pour cause. Je ne parle pas métaphysique ici, je parle physique. Le cul des femmes, c’est privé parce que tous, nous avons démarré notre existence en cellules minuscules dans le tréfonds du ventre d’une femme, et sommes jaillis d’un vagin sanguinolant. Mais quelle vie privée peut avoir une femme lorsque, dans sa vie professionnelle, comme dit Nelly Arcan, a été atteinte «la chair même d’où émane l’amour» ? Travailleurs du sexe ? Le neutre du mot «travailleurs» est trompeur. Les hommes qui acceptent d’être payés pour une prestation sexuelle en sont moins atteints que les femmes, pour une raison dont on ne parle jamais : leur corps ne peut pas porter un enfant. Les mâles de notre espèce répandent leur semence et s’en vont ; cet acte ne les concerne pas en profondeur. Hétéros ou gays, ils peuvent apprécier (aussi) des contacts impersonnels, le plaisir pour le plaisir, la variété pour la variété, et ne pas s’y sentir plus impliqué que cela. Les femmes, pour accepter d’exclure de la relation sexuelle tout imaginaire lié à l’amour et à la fécondité, encore et encore, jour après jour, année après année, ont tendance à abuser de substances qui diminuent leur sensibilité, atténuent leur sensualité, floutent leur présence, altèrent leur concentration, portent atteinte à leur santé et raccourcissent leur vie. Plus vieux métier du monde ? Il est vieux, mais ses formes changent. De nos jours, prostitution et pornographie ne se contentent pas de répondre au désir masculin, elles le suscitent et le transforment en dépendance, comme les trafiquants de drogue suscitent la dépendance des toxicomanes. Crescendo infini de l’offre et de la demande entre hommes et hommes, dont font les frais les femmes les plus vulnérables. Liberté des mœurs ? Au contraire, mœurs de misère. La prostitution n’a rien à voir avec la liberté, c’est un monde fait de contraintes, tant intérieures qu’extérieures. Dans des chambres closes se déroulent des mises en scène où les hommes essayent de se réparer et où les femmes se font casser un peu plus. Évoquant un client surnommé «le Chien», Arcan se dit qu’«à bien y penser il lui aurait fallu trop de temps pour me raconter l’histoire des connexions qui l’ont amené à jouir du mépris qu’on lui porte. […]. Comment ne pas exécrer la vie à la sortie de ce tableau ?» En revanche, cet univers «pour adultes exclusivement» a tout à voir avec cela même qu’il nie de toutes ses forces : l’enfance. Dans la prostitution, dit Arcan, il est fortement question de l’inceste fille-père ; et si les femmes mettent tant de souplesse et de bonne volonté à se soumettre aux exigences des hommes, c’est qu’elles ont appris, petites, à aimer leur papa et à obéir à ses ordres, souvent assortis de punitions. Donc à aimer les ordres et les punitions. Plus original encore, Arcan n’oublie pas que l’homme, client ou mac, bon ami ou violeur tortionnaire, a été un petit garçon. Qu’il a observé et encaissé lui aussi les travers de ses parents. En d’autres termes, Arcan démontre que nos obsessions, manies, misères et terreurs sexuelles ne tombent pas du
ciel mais poussent dans le terreau de l’enfance. Et que, par ailleurs, la scène prostitutionnelle est érigée sur une série de fictions conçues pour pallier les vertiges propres à notre espèce. Le vertige du vieillissement. Celui de la mort. Celui du temps qui passe. Celui d’être, aussi, tout simplement, l’enfant de quelqu’un et le parent de quelqu’un. «Mais qui croyez-vous que je sois, demande Arcan à ses clients, je suis la fille d’un père comme n’importe quel père, et que faites-vous ici dans cette chambre à me jeter du sperme au visage alors que vous ne voudriez pas que votre fille en reçoive à son tour, alors que devant elle, vous parlez votre sale discours d’homme d’affaires.» Je croirai que la prostitution est un métier comme les autres le jour où les prostitué(e)s - mais aussi les intellectuel(le)s, il n’y a pas de raison ! - encourageront leur fille à pratiquer ce métier. Au fond, si l’on est tellement convaincu qu’il s’agit d’un métier indispensable, ne faudrait-il pas en prendre acte et instaurer pour toutes les jeunes filles un service prostitutionnel obligatoire ? Ainsi, dans chaque pays, selon des modalités à déterminer au niveau ministériel tout comme cela se passe pour le service militaire des garçons, les filles, en arrivant à la majorité ou à la fin de leurs études secondaires, passeraient-elles douze ou vingt-quatre mois «sous les drapeaux» en tant que putes. Certes, tout comme l’entraînement dans les marines, l’expérience serait duraille au début, et des jeunes femmes fragiles pourraient mal le vivre. D’autres y laisseraient leur peau, mais - à la guerre comme à la guerre - l’armée n’admet-elle pas «11% de pertes autorisées» ? Dans l’état actuel des choses, les prostituées meurent déjà beaucoup plus souvent qu’à leur tour (de sida, d’overdose, de meurtre ou de suicide) ; au moins, si elles «tombaient» pendant leur service, le public s’en émouvrait-il. Elles auraient droit à des funérailles nationales avec toutes les pompes de la République : drapeaux, trompettes, défilé, recueillement, discours solennels. J’y pense : l’Arc de triomphe ressemble davantage à un sexe de femme qu’à un sexe d’homme. Ne devrait-on pas y entretenir en permanence une flamme à la mémoire de la «Pute inconnue» ?
Dernières parutions : préface à «Burqa de chair» de Nelly Arcan (Seuil) et, en collaboration avec l’artiste américain Ralph Petty, «Démons quotidiens» (l’Iconoclaste).